Les Mega-Deals, opérations de fusions-acquisitions à plus de 10Md$, ont toujours revêtu une importance particulière dans le milieu du M&A. En effet, ces opérations suscitent une fascination du fait des montants en jeu – parfois une centaine de milliards de dollars – et sont érigées en porte-étendard par les entreprises et banques qui les concluent. Toutefois, par leur taille et leur complexité, ces deals relèvent d’enjeux stratégiques extrêmement importants, dépassant souvent la frontière du politique. Ainsi, les pays essaient de garder la main sur ces Mega-Deals grâce à diverses lois, des organes régulateurs et un pouvoir de contrôle sur les investissements étrangers. Les autorités publiques ont en règle générale un poids important dans ces opérations. Un facteur clef du lancement d’une telle opération est donc la confiance que le CEO accorde aux organes régulateurs qui doivent accepter le Méga-Deal. Mais comme le montre l’actualité récente, le monde est bousculé par de nouvelles tensions (Brexit, guerre commerciale sino-américaine, etc.), et les volontés politiques des grandes nations semblent de plus en plus imprévisibles.
Un accroissement des incertitudes politiques entre les grandes puissances
En septembre dernier, Dirk Albersmeier, co-directeur M&A EMEA chez JPM, annonçait la chose suivante : “les Mega-Deals vont devenir plus compliqués et nous pensons qu’ils vont diminuer”. En effet, d’un point de vue statistique, 12 des 15 plus importantes opérations ont été réalisées dans les 5 premiers mois de 2018 en Europe, et leur raréfaction peut paraitre inquiétante.
Parmi les moyens dont disposent les Etats pour contrôler les opérations financières, le dispositif d’antitrust occupe une place toute particulière. Un objectif de ce dispositif, incarné en France par l’Autorité de la Concurrence, est de déceler des éventuelles positions dominantes que pourrait provoquer une fusion-acquisition. Or, passé un chiffre d’affaires seuil, les pays européens doivent aussi se soumettre aux réglementations de la Commission Européenne en la matière. Et à l’image de la fusion Alstom-Siemens contrecarrée par cette dernière en février dernier, les politiques des pays du vieux continent ne sont pas toujours alignées. Soutenue corps et âmes par la France et l’Allemagne, cette opération avait comme objectif principal de créer un géant industriel de taille à rivaliser au groupe chinois CRRC. Mais l’organe de décision européenne a tardivement invoqué le principe d’antritust, et souligné le manque de cohésion au niveau européen.
De surcroit, et quel que soit son issue, le Brexit ne fera qu’appauvrir les relations économiques et politiques avec le reste de l’Europe. Bien qu’annoncée depuis longtemps et anticipée par les acteurs concernés, cette séparation ne devrait pas favoriser un climat de confiance avec d’éventuels investisseurs étrangers.
Enfin, de l’autre côté de l’Atlantique, la guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine oppose les deux plus grandes puissances économiques mondiales. Cette querelle montée crescendo depuis la première hausse des taxes douanières américaines en janvier 2018 semble s’être stabilisée, comme en atteste la récente invitation de Trump à signer un accord commercial. Elle n’en reste cependant pas moins néfaste aux opérations financières entre ces deux pays, qui peuvent faire l’objet de représailles ou de tractations.
Lire aussi : Faire carrière en M&A : les conseils d’Irakli, ex-banquier chez Rothschild
Une nouvelle forme de protectionnisme
Cette guerre commerciale avait par exemple amené le président américain à exercer son veto sur le rachat de MoneyGram par Ant Financial Services, filière financière du groupe chinois Alibaba. Si ce droit de veto exercé par le biais du CFIUS (Committee on Foreign Investment in the United States) n’est que rarement utilisé, il est hautement symbolique du pouvoir et de l’interventionnisme des autorités américaines dans les Mega-Deals.
Parallèlement, Bercy a annoncé le 1er janvier 2019 avoir élargi son rayon d’action de contrôle d’opérations financières à de nouveaux secteurs. A l’énergie, les transports et la santé, se sont entre autres ajoutés l’IA, l’aérospatiale et la robotique. Tout investissement réalisé par un investisseur étranger dans ces secteurs est désormais soumis à une autorisation préalable de Bercy, qui reflète une tendance de contrôle et de méfiance plus largement européenne, notamment vis-à-vis des investisseurs chinois.
Tous ces mouvements politiques semblent dessiner une nouvelle forme de protectionnisme, et ajoutent un risque certain à tout Méga-Deal dans ces secteurs ou zones géographiques sensibles. S’en suit logiquement une baisse de confiance des décideurs financiers, qui ont de plus en plus de mal à quantifier le risque d’un éventuel refus de la transaction par une organisation politique.
Enfin, un ralentissement des opérations des investisseurs chinois a été observé ces derniers temps. A ce climat politique incertain s’ajoute notamment un léger retrait du gouvernement, qui aurait senti qu’une part de leurs dernières transactions n’aurait pas été effectuée à des prix compétitifs.
Ainsi, à l’image d’une fusion franco-allemande loupée, l’accroissement d’incertitudes politiques, le renforcement d’un certain protectionnisme et la temporisation des investisseurs chinois semblent dessiner un destin sombre aux Mega-Deals dans les prochaines années.
Lire aussi : Tesla au centre de l’attention, enfin une méga-acquisition pour Apple ?
Un climat économique toujours favorable aux opérations de M&A
Mais malgré tous ces mauvais signaux, les analystes sont confiants pour le futur proche du M&A. La plupart s’accordent à dire que 2019 sera une année stable (voire en léger progrès selon Deloitte), et qu’un accroissement des opérations Mid-Cap (1 à 10Md$) compensera le déclin des Mega-Deals. Cet accroissement des opérations Mid-Cap est dû à la combinaison de plusieurs facteurs macroéconomiques qui devraient entretenir un climat favorable à leurs réalisations.
En effet, les taux des banques centrales se maintiennent à un niveau extrêmement bas depuis maintenant plusieurs années et favorisent grandement les opérations de fusions-acquisitions. La FED a d’ailleurs tout récemment annoncé qu’elle sortait de son cycle de montée des taux (après quatre hausses consécutives en 2018), tandis que la BCE a elle repoussé une éventuelle hausse à 2020. Un autre point clef est la croissance organique faible pressentie par la banque mondiale : elle devrait être de 2,9% en 2019 (vs 3% en 2018), avec un ralentissement notable des Etats-Unis (2,5% vs 2,9% en 2018) et de la Chine (6,2% vs 6,5% en 2018). Pour poursuivre leurs développements, les entreprises vont donc devoir se tourner vers une croissance non-organique ou vers les marchés émergents (4,7% de croissance prévue). Selon le cabinet EY, les 3 principales raisons d’un achat sont d’ailleurs l’entrée dans un nouveau marché, la réponse au changement de comportement de clients ou l’acquisition de « talents ». De plus, l’importance croissante prise par les entreprises de la Tech amène des enjeux supplémentaires et des acquisitions parfois très agressives sur ces compagnies aux valorisations élevées.
Enfin, on notera tout de même que l’année 2019 a commencé sur les chapeaux de roue avec l’OPA en cours du groupe pharmaceutique BMS sur son compatriote américain Celgene pour près de 74Md$, le rachat de Fox’s Entertainment par Disney pour 71Md$ ou encore la fusion des banques BB&T et SunTrust pour 66Md$. Ces trois exemples ont déjà surpassé le plus gros deal de 2018, qui était le rachat de Express Scripts Holding Co par Cigna pour 69Md$. Toutes ces opérations 100% américaines rappellent aussi que les marchés domestiques restent très porteurs, et qu’à l’image du feu vert finalement accordé par la justice fédérale américaine pour la fusion d’AT&T et de Time Warner (85Md$, offre de rachat lancée en 2016), les autorités restent clémentes.
En définitive, le paysage du M&A se voit inexorablement modifié, le nombre de Mega-Deals traités étant directement impacté par un climat politique incertain. S’il n’est pas exclu, et on l’espère, que ces tensions internationales décroissent dans les années à venir, cette situation amène à de nouveaux enjeux. Les décideurs financiers devront sûrement se montrer plus prudents vis-à-vis des décisions des autorités politiques, mais bénéficieront de conditions toujours porteuses à l’image de la bonne visibilité sur le maintien de taux bas. Dans un climat globalement confiant, les opérations Mid-Caps devraient se multiplier et compenser une raréfaction des Méga-Deals. Que les acteurs se rassurent donc, le M&A a encore de beaux jours devant lui…
Théophile Augustin, étudiant à HEI Lille et contributeur du blog AlumnEye