Lorsque la rumeur d’une opération d’envergure se profilait sur les marchés ou dans la presse spécialisée, 3G Capital ne comptait pas parmi les fonds de Private Equity qui venaient à l’esprit des observateurs. C’est en 2010 que tout a changé pour ce fonds désormais incontournable. Après AB InBEv – deal à 52 milliards de dollars sur Anheuser Busch – c’est Burger King qui a propulsé 3G sur le devant de la scène. Avec un deal record et une reprise en main spectaculaire, l’épisode Burger King a permis de faire de 3G un géant de l’agro-alimentaire, comptant dans son giron des marques comme Leffe, Stella Artois, Philadelphia, Corona, Maxwell House, Budweiser ou encore Heinz. Créé par trois entrepreneurs brésiliens associés de longue date, comment ce fonds a-t-il pu devenir l’un des investisseurs de référence dans le secteur des Food & Beverages au point même d’envisager de prendre le contrôle de Coca-Cola, ultime symbole du capitalisme américain ?
Lemann, Telles et Sicupira, le trio gagnant
Né en 1939 à Rio de Janeiro, Jorge Lemann est un leader au parcours pour le moins atypique : tennisman professionnel cinq fois champion du Brésil, il a joué la coupe Davis et réussi à intégrer Harvard grâce à ce parcours sportif. Convaincu qu’il n’atteindrait pas le top 10 mondial, il abandonne le sport, se réoriente et effectue des stages au Jornal do Brasil et chez Credit Suisse. Trentenaire en 1971, il reprend le courtier Garantia et en fait la première banque d’investissement du Brésil. Son modèle repose alors sur deux piliers : une gestion méritocratique impitoyable de ses salariés, et la réduction des coûts opérationnels et généraux à leur strict minimum.
En fréquentant Goldman Sachs, Jorge Lemann place la méritocratie en principe de base de la gestion des effectifs. 3G s’appuie sur des recrutements de jeunes de milieux populaires ayant soif de réussite. Le fonds s’attache alors à appliquer la règle édictée par Jack Welch, CEO de General Electric : « récompenser les 20% les meilleurs, conserver les 70% de moyens et renvoyer les 10% les moins productifs ». Lemann tire de ses relations une autre leçon, que son associé Carlos Alberto Sicupira résumera parfaitement ainsi : “Costs are like fingernails. You have to cut them constantly”.
C’est dans les années 1970 que Marcel Herrmann Telles et Carlos Alberto Sicupira rejoignent Lemann pour remettre sur pied Lojas Americanas : aujourd’hui l’une des plus grosses chaînes de grande distribution du Brésil. Toutefois en 1998, la crise financière qui frappe le Brésil force Lemann à accepter l’offre de rachat de Garantia par Credit Suisse, pour 675 millions de dollars. Ses associés et lui décident alors de se redéployer sur la bière. En fusionnant en 1999 plusieurs brasseries brésiliennes acquises par leur fonds de l’époque, GP Investimentos, ils prennent d’assaut le marché brésilien. En 2004, ils créent leur nouvelle entité, 3G, qui a alors des participations majoritaires dans In Bev. Dans son ouvrage Dream Big: How the Brazilian Trio behind 3G Capital – Jorge Paulo Lemann, Marcel Telles and Beto Sicupira – acquired Anheuser-Busch, Burger King and Heinz, l’auteure Cristiane Correa décrit comment les trois associés prenaient conseil auprès des PDG des plus grands groupes mondiaux.
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Burger King, le coup d’éclat de 3G Capital
En septembre 2010, le rachat de Burger King par le fonds brésilien 3G Capital est annoncé comme étant le plus gros LBO de l’histoire pour une chaîne de restauration rapide. En effet, à plus de 4 milliards de dollars, le deal marque un tournant tant pour la target – qui vit à ce moment-là son deuxième LBO en 8 ans – que pour 3G Capital, dont la notoriété s’accroit grâce à l’acquisition. 3G n’est alors connu dans le secteur de la bière que depuis le deal AB InBEv, le fonds connaît alors la consécration dans les LBOs en Food & Beverages.
C’est là un nouveau LBO pour Burger King – après celui réalisé par TPG Capital, Goldman Sachs Capital Partners et Bain Capital en 2002 – qui surprend à maints égards. Repris en mains 8 ans plus tôt par des professionnels chevronnés de l’investissement alors qu’elle était une filiale délaissée du groupe Diageo, Burger King est en 2002 une entreprise à la traîne derrière son concurrent Mc Donald’s. Elle nécessite de très lourdes dépenses en CAPEX, malgré la chasse menée aux coûts, chère aux cost-killers. L’acquéreur la valorise avec des multiples très élevés pour le marché : 9,4 fois son EBITDA et 8 fois son résultat net, ce qui représente une offre de 24$ par action, soit un premium de 46%. A plus de 4 milliards de dollars, l’acquisition est réalisée avec un apport en fonds propres de 30%, soit 1,2 milliards de dollars, et plus de 2,8 milliards en dette, ce qui en fait le plus important LBO de l’année 2010.
3G Capital annonce d’emblée le caractère actif de sa participation lors de l’acquisition : son horizon de sortie est à 10 ans (preuve d’une certaine patience pour un fonds réalisant une telle opération) et il entend mettre en place un véritable plan stratégique. 3G nomme à la direction de sa cible une équipe jeune qui applique une stratégie reposant sur le système de franchises, simplifie les menus pour plus de rentabilité et accroît la présence des consommateurs dans ses restaurants en développant notamment une offre de petits déjeuners. Le fonds mise alors sur son savoir-faire et son réseau en Amérique latine pour installer durablement Burger King sur les marchés émergents ; la chaîne ouvre ainsi ses premiers restaurants au Maroc en 2011.
En 2014, la rentabilité opérationnelle de Burger King est redressée et ses coûts fixes drastiquement réduits. Son levier d’endettement passe de 6 fois son EBITDA en 2010, à 4,75 quatre ans plus tard, ce qui permet d’envisager une politique active d’acquisitions. En août 2014, fort de son redressement, Burger King achète pour 12,5 milliards de dollars la chaîne canadienne Tim Hortons. Le nouveau groupe – rebaptisé Restaurant Brands International – exploite 18 000 fast-foods dans le monde, pour un chiffre d’affaires avoisinant les 23 milliards de dollars. 3G en détient alors 51%, rejoint par Berkshire Hathaway – le hedge fund de Warren Buffett – actionnaire à moins de 5%.
Avec la reprise en main de Burger King, 3G est désormais un acteur qui compte dans les LBOs d’envergure, loin du fonds de Private Equity des débuts, cantonné à la bière. En investisseur avisé, Warren Buffett sera l’artisan de la montée en puissance de ce fonds qui se fait remarquer.
Heinz et Warren Buffett, la consécration de 3G
Alors que Berkshire Hathaway a financé en partie l’acquisition de Tim Hortons par Burger King, ce n’est pas la première fois que Jorge Lemann et ses associés font affaires avec Warren Buffett. Cette relation est née en 2013 avec le rachat de Heinz.
En février 2013, la nouvelle frénésie du marché LBO semble consacrée par l’annonce de deux nouvelles opérations d’envergure à plus de 20 milliards de dollars. Dell, le groupe informatique, est repris par son dirigeant-fondateur Michael Dell et le fonds Silver Lake pour 24,4 milliards de dollars. Heinz, connu pour son ketchup, est lui repris par Berkshire Hathaway et 3G Capital pour 23,3 milliards de dollars. Pour un paiement en numéraire de 72,50 dollars l’action, avec une prime de 19% par rapport au plus haut cours de bourse de l’histoire de la société, Heinz est valorisée à 28 milliards de dollars pour un multiple d’EBITDA de 14,6. Warren Buffett investit près de 12 milliards en numéraire, dont 8 en actions préférentielles. 3G annonce qu’il assurera la gestion opérationnelle de la cible et frappe un grand coup. En effet, si Warren Buffett préconise d’investir comme il le fait dans des entreprises et des secteurs dont il peut facilement comprendre l’activité (i.e. Heinz), il ne s’associe et ne partage le pouvoir décisionnel qu’avec des acteurs en qui il peut avoir une confiance totale.
Avec ce mariage, 3G surprend de nouveau les observateurs. Warren Buffett s’est très souvent montré sceptique et critique sur les fonds d’investissement, dont il décrie le rôle et le fonctionnement. L’investisseur souligne que ce deal n’est pas une opération de LBO classique comme en réalisent les autres fonds. Pour autant 3G présente un horizon de sortie pour chaque investissement et facture à ses investisseurs des frais de gestion équivalents à 2% des actifs gérés ; touchant 20% de carried interest sur les profits réalisés. Enfin, la dette souscrite auprès de JPMorgan et Wells Fargo pour près de 12 milliards de dollars est typique d’un LBO classique réalisé par un fonds de Private Equity. Cela n’empêche pas Buffet de justifier l’apparente contradiction en expliquant que son partenariat a un but à long terme ; il loue alors la personnalité de Jorge Lemann, le qualifiant de « grand maître ». Cette nouvelle opération de très grande envergure est la consécration pour 3G Capital qui s’allie avec une référence de l’investissement tant pour les professionnels que pour le grand public. Cette association inattendue prouvera par la suite l’efficacité du fonds.
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Un acteur désormais incontournable du Private Equity
Mars 2015 marque un approfondissement de la collaboration entre 3G et Berkshire Hathaway avec la fusion de Heinz et Kraft Foods. Kraft Heinz représente un chiffre d’affaires cumulé de 28 milliards de dollars et est détenu à 51% par les actionnaires de Heinz, parmi lesquels comptent 3G et Berkshire. Cette opération valorise le titre Kraft Foods à 64$ ; 3G et Berkshire versent alors aux actionnaires de Kraft un dividende exceptionnel de 16,50 dollars par action, et une action de la nouvelle entité pour une action.
Les deux entreprises sont géographiquement complémentaires : Kraft est essentiellement présente en Amérique du nord, tandis que Heinz est plus globale, avec notamment 25% de ses ventes réalisées dans les pays émergents. La fusion doit permettre, d’ici fin 2017, de réaliser des économies d’échelle annoncées à 1,5 milliard de dollars, notamment grâce au pouvoir de négociation dont le nouvel ensemble bénéficiera en Amérique du Nord, où les deux mariées sont omniprésentes.
Kraft était une cible probable et facile car sur le déclin depuis la scission avec Mondelez, qui avait conservé le droit exclusif d’exploiter certaines marques à l’international. Avec un gain en capital de 379%, Berkshire Hathaway réalise un véritable coup de maître. En effet, les titres de la nouvelle entité des deux fonds partenaires valent pour chacun plus de 16 milliards de dollars lors de la fusion, alors que lors du LBO sur Heinz, leur apport en Equity était de 4,3. Dans cette affaire, Jorge Lemann et Warren Buffett ont prouvé leur complémentarité et leur attractivité auprès des investisseurs : à l’un le gage d’efficacité opérationnelle et de rentabilité, à l’autre la garantie d’être engagés dans un investissement viable à long terme.
3G continue sa série d’opérations record lors de l’été 2015 avec l’acquisition du britannique SABMiller par AB InBEv ; un deal à plus de 100 milliards de dollars. Ce nouveau géant de la bière détient 28% des parts de marché et réalise un chiffre d’affaires total de 55 milliards de dollars. Avec une valorisation de 103 milliards de livres, pour une action à 45, l’opération a été finalisée en octobre dernier et brassera près de 60 milliards de litres de bières par an, soit trois fois plus que Heineken, le numéro 3 du marché.
Après Burger King, Kraft Heinz, et le nouveau groupe AB InBEv-SABMiller valorisé à 300 milliards de dollars, 3G Capital est un acteur de premier plan dans le Food & Beverages. Cette puissance n’empêche pas le fonds, et de surcroît Jorge Lemann, de cultiver le secret absolu. Si sa fortune personnelle est estimée à plus de 30 milliards de dollars par Forbes – en faisant donc l’homme le plus riche du Brésil – l’ancien tennisman refuse toute interview.
Au fil du temps, le fonds a illustré l’utilité des LBOs en outil de transmission et de croissance des entreprises. Avec des choix stratégiques forts et un savoir-faire opérationnel maîtrisé, il est possible de créer beaucoup de valeur avec un engagement minimal. Burger King, Heinz, Corona, Foster’s, Leffe, Maxwell House, etc : si la liste semble interminable, 3G ne compte pas s’arrêter là. Déjà omniprésent dans l’agro-alimentaire, 3G pourrait se porter candidat via AB InBEv à l’acquisition de Coca-Cola comme l’a laissé sous-entendre Jorge Lemann par le passé. Aux Etats-Unis et au-delà, le consommateur pourrait plus que jamais boire et manger sous la bannière 3G. A n’en pas douter, le fonds fera encore parler de lui dans le futur. Si une telle opération apparaît pour le moment prématurée avec une dette nette de 43 milliards de dollars pour AB InBEv, un tel scénario serait plausible ; un certain Warren Buffett détient d’ailleurs 10 % des actions de Coca-Cola, via Berkshire Hathaway…
Jean-Baptiste Bourbier, étudiant à l’ESCP et contributeur du blog AlumnEye
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