Si la Banque de Suède nous avait habitué à récompenser des ingénieurs, tels Jean Tirole en 2014 pour « son analyse du pouvoir de marché sur la régulation », ou le trio Hansen-Fama-Schiller en 2013 pour leur travaux d’économétrie sur l’incertitude, la récompense de 1,6 million de dollars revient cette année à une étude empirique sur la consommation produite par Angus Deaton. L’ensemble de ses recherches sont réunies dans son ouvrage The Great Escape: Health, Wealth and the Origins of Inequality (2013) qui vient s’ajouter à la liste des livres de référence sur ce thème. Rappelons que le Prix Nobel d’Economie, en réalité dénommé « prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel » est censé récompenser ceux dont les travaux contribuent au « progrès et au bien-être de l’humanité », ce qui sera sans doute le cas avec cet économiste coupé de toute idéologie et dont les travaux sont reconnus par l’ensemble de la communauté économique.
Un point de vue nouveau sur la consommation et sa mesure
Angus Deaton a officiellement reçu le prestigieux prix Nobel d’économie pour « son analyse de la consommation, de la pauvreté et du bien-être ». En ces temps de récession et de coupes budgétaires, il a paru pertinent à la Banque de Suède d’attribuer ce prix à ce professeur d’économie de Princeton qui a réussi à faire le « lien entre les déterminants individuels et leurs conséquences macroéconomiques ».
« Comment les consommateurs répartissent leur dépenses entre les différents biens ? Répondre à cette question n’est pas seulement nécessaire pour prévoir et expliquer le schéma de la consommation, mais c’est aussi crucial pour évaluer l’impact des politiques, comme les changements fiscaux, sur le bien-être des différents groupes » a déclaré le comité pour justifier son choix.
Ce travail de longue haleine commence dans les années 1980. Deaton pose alors les jalons d’un système nommé « le système d’une demande presque idéale ». C’était un moyen simple et flexible d’estimer quelle proportion de la demande d’un bien dépendait du prix de tous les autres biens et du revenu de l’individu. Il y a deux effets qui déterminent le changement de la demande d’un bien suite au changement du prix d’un autre bien : un effet revenu et un effet substitution. Prenons un bien A et un bien B (pouvant représenter tous les autres biens). Si le prix du bien B augmente, que ferez-vous ? La réponse dépend de chaque individu et de ses préférences individuelles. Deux possibilités s’offrent à chacun. Soit l’effet revenu domine : la hausse du prix de B a un impact négatif sur mon revenu, je consomme donc moins de A. Soit c’est l’effet substitution qui domine : B étant devenu trop cher, je reporte ma consommation sur A, je substitue A à B. Cet outil, qui consiste à partir de l’évolution du prix des biens à expliquer les courbes d’indifférences individuelles (représentation graphique de l’ensemble des combinaisons de deux biens, ou de deux paniers de biens, qui procurent à une personne le même niveau de satisfaction), est maintenant une référence dans le milieu. Cette manière d’appréhender la richesse des individus selon leurs préférences individuelles passées, permet d’avoir une notion plus juste de ce qu’est la « richesse » pour les habitants d’un pays. Ainsi en utilisant l’évolution des courbes d’indifférence agrégées (résultats obtenus par la méthode décrite ci-dessus), plutôt que le PIB/habitant, Angus Deaton a réussi à montrer que la pauvreté baisserait de 10% cette année au sein des pays pauvres. Cela revient à dire que l’individu a 10% de plus de son panier de biens, calibré selon ses préférences, dans les pays jugés « pauvres ».
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Angus Deaton introduit donc une petite révolution au sein du cercle des économistes. En effet, par ses travaux, il va à rebours de toute la conception keynésienne de la consommation qui consistait à mesurer cette dernière par des agrégats nationaux. C’est ce que Ragnar Frischt avait nommé en 1933 la Macroéconomie. Selon Deaton, l’étude de la consommation doit reposer sur des données statistiques précisément ancrées dans les choix individuels des agents. Il convient donc de revaloriser la microéconomie qui, selon lui, a trop longtemps été écartée des théories. Comme le disait Friedman de la courbe de Philips en son temps « j’ai été amené à la rejeter car j’estime qu’elle a été contredite par l’expérience ». Voilà une phrase qui aurait pu être de Deaton. Cependant, ce dernier n’approuve pas non plus la théorie des anticipations rationnelles (à laquelle le rejet de la courbe de Phillips a donné jour). Cette théorie consiste à dire que les anticipations des agents se répartissent selon une loi normale : en somme, ceux qui surestiment la hausse d’un agrégat compensent ceux qui la sous-estiment. Cette idée a conduit les économistes à tenter de valider leurs hypothèses empiriquement par des tests aléatoires à grande échelle. Deaton critique cette approche qui ignore les déterminants individuels et donc microéconomiques de chaque individu. Pour lui, les individus ne sont pas substituables.
Une critique virulente des politiques d’aide au développement
Mesurer la consommation est aussi un moyen de mesurer la pauvreté. Or selon Angus Deaton, ceux qui prêtent, ont trop tendance à vouloir aider à promouvoir la consommation du panier de bien qu’ils préfèrent, c’est-à-dire la consommation d’un panier de bien occidental, qui ne tient pas compte des préférences individuelles évoquées au-dessus. Deaton utilise donc ses études sur la consommation pour vilipender les aides au développement octroyées par les pays du Nord aux pays du Sud. « Les Etats se détournent du confort de leurs citoyens pour se concentrer sur celui de leurs pourvoyeurs de fonds », déclare-t-il. Ceci vient du fait qu’il y a une « économie de l’aide internationale », elle aussi, fondée sur des chiffres illusoires. Toute aide au développement, pour être perpétuée, doit avoir des résultats concrets, notamment en termes de consommation. Plutôt que de participer au développement des institutions ou des entreprises du pays –ce qui est un processus de long terme–, les aides au développement sont plutôt allouées à des projets avec un « retour sur investissement » rapide : la consommation, au détriment de politiques plus structurelles.
En changeant la manière de mesurer la consommation, Angus Deaton change aussi la manière de mesurer la pauvreté. Il est en effet illusoire de comparer le pouvoir d’achat des différents pays. En effet, la fameuse « parité de pouvoir d’achat » se calcule pour un panier de bien identique. Or l’importance accordée aux différents biens du panier dépend de la courbe d’indifférence des individus et donc de chaque pays. Cela rend les comparaisons impossibles puisqu’il ne s’agit plus du même panier de bien. Deaton est favorable à une mesure de la pauvreté par « calorie ingurgitée », qui gomme les différences de préférences entre les denrées. Mieux, il est favorable au retour d’un indice par pays prenant en compte les différences culturelles dans la valeur attribuée aux biens. La valeur n’est pas le prix pour Angus Deaton. Il recommande d’ailleurs comme le faisait déjà Amartya Sen il y a dix ans, de prendre en compte la « capabilité » de certains groupes de population. Par exemple, le travail domestique ou intracommunautaire n’est pas pris en compte dans le PIB, car ne générant pas de revenus monétaires, alors même qu’il est un moyen efficace de lutte contre la pauvreté en zone rurale.
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Angus Deaton est un économiste optimiste. Il affirme que les conditions de vie n’ont jamais été aussi bonnes qu’actuellement dans le monde. Dans son ouvrage The Great Escape, il explique comment l’économie de marché et les changements institutionnels qui l’ont accompagnée ont permis à l’homme de s’évader d’une vie misérable où ses préférences ne pouvaient même pas s’exprimer puisque soumises à l’impératif de survie. Le monde qui lui a succédé en est un où les revenus réels ont augmenté de 2000 % au cours des deux derniers siècles. La critique de cet ouvrage dans le New York Times fait état d’un « optimisme presque éclatant ». Il n’est pas aussi pessimiste que Thomas Piketty sur le sujet des inégalités. Il affirme qu’elles sont le signe d’un monde avec de plus en plus d’opportunités à saisir et que forcer une redistribution des richesses serait le meilleur moyen de tuer ce monde d’opportunités.
En décernant ce prix à Angus Deaton, le comité du prix Nobel d’économie vient prouver l’intérêt croissant que suscitent les questions sociales. A la suite du Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty ou des travaux d’Anthony Atkinson à la London School of Economics (qui était parmi les candidats en lice pour le Nobel), les travaux d’Angus Deaton viennent pointer du doigt que le bien-être des populations ne dépend pas d’agrégats macroéconomiques et qu’il serait illusoire et dangereux de dissoudre les choix individuels dans des notions théoriques méprisant la réalité empirique.
Aurélien de La Noue, étudiant à HEC Paris et Contributeur du blog AlumnEye
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