Par Clément Jeanneau, cofondateur de Blockchain Partner, auteur du rapport « L’Age du web décentralisé » (avril 2018)

Impossible de ne pas avoir entendu parler de cryptomonnaies, des levées de fonds en ICO (Initial Coin Offering) ou de blockchain ces derniers mois. Après une envolée vertigineuse, les cryptomonnaies ont subi une forte correction début 2018. Est-ce la fin d’une « bulle sans fondement », comme l’affirment de nombreux économistes ? Et s’il fallait plutôt, à l’inverse, considérer les cryptomonnaies sous un tout autre angle ?

Evoluant dans le domaine des cryptomonnaies depuis plusieurs années, je suis régulièrement interrogé par des proches ou des journalistes sur les variations de leurs cours et sur mes pronostics d’évolution pour les semaines à venir. Ma réponse est toujours la même : ces variations sont, le plus souvent, anecdotiques, et ne méritent pas que l’on s’y intéresse d’aussi près. Personne, ou presque, ne se souviendra dans un mois que les cours ont aujourd’hui baissé ou monté.

Les cryptomonnaies sont le plus souvent abordées en surface, sous l’angle de leurs cours. Ce qui mérite bien plus d’attention est ce que les cryptomonnaies vont permettre.

 

Une nouvelle économie numérique

Depuis plusieurs mois, il est beaucoup question d’intelligence artificielle (IA), présentée comme l’innovation de rupture par excellence. Ma conviction est la suivante : l’intelligence artificielle est une nouvelle étape de l’économie numérique, alors que la blockchain et les cryptomonnaies forment une nouvelle économie numérique à elles seules. Ces dernières permettent de rebattre entièrement les cartes, ce qui n’est pas le cas de l’IA qui consolidera parfois, si ce n’est souvent, des positions déjà existantes.

La blockchain et les cryptomonnaies ne concernent en effet pas juste les applications numériques (comme le sont Facebook, Google, etc.) : elles touchent aussi, et surtout, à la structure même d’Internet, via la création de nouveaux protocoles (comme l’est par exemple Http, à l’origine du web actuel), c’est-à-dire les couches situées sous les applications.

Cette nouvelle économie numérique repose sur de nouvelles règles, permet l’émergence de nouveaux business models, et fera ainsi apparaître de nouveaux acteurs, et donc, de nouveaux champions.

Pour la comprendre, il faut d’abord voir de quoi l’on parle.

Plutôt que de parler (uniquement) de cryptomonnaies, il est préférable d’employer le mot de cryptoactifs, qui va au-delà des seules cryptomonnaies. Les cryptoactifs constitue une nouvelle classe d’actifs à part entière. Celle-ci englobe deux notions : les cryptomonnaies d’un côté, et un « ovni » encore méconnu, appelé token.

Les tokens sont le cœur de cette nouvelle économie numérique. De la même façon la blockchain a fait beaucoup parler depuis deux ans, les tokens deviendront le hot topic des deux prochaines années.

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What are you token about ?

Comprendre les tokens implique de partir du problème qu’ils résolvent. Fondamentalement, ils permettent de faire une grande chose qu’Internet ne permet pas.

Aujourd’hui, lorsqu’on envoie un fichier sur Internet (document écrit, vidéo, chanson…), le destinataire ne reçoit en réalité pas le fichier en lui-même, mais une copie. Le fichier est conservé par l’émetteur. Ce système, qui fonctionne bien pour les fichiers échangés d’habitude, n’est pas viable pour les actifs de valeur fondés sur de la rareté : si l’on envoie 1 euro à un autre internaute et que l’on conserve en même temps cet euro, celui-ci perd de sa valeur. Internet tel qu’il est conçu empêche donc de pouvoir s’envoyer de la rareté numérique en pair à pair, sans devoir passer par une autorité centrale comme une banque.

C’est ce problème que résolvent les cryptoactifs dont les tokens. Un token est donc est un actif numérique qui peut être échangé entre deux individus sur Internet sans intermédiaire, et sans être dupliqué.

Il a 3 autres particularités :

1/ Un token est toujours personnalisable par son auteur. Autrement dit, il peut représenter ce que son auteur veut : un droit d’usage d’un service (sans token, le service ne sera alors pas utilisable) ; un moyen de paiement (le token sera alors la seule façon de payer pour un service donné) ; un droit de vote (pour la gouvernance d’une organisation) ; etc.

2/ N’importe qui peut créer et émettre son propre token. Ainsi il est possible de dire que les tokens sont à la valeur ce qu’Internet a été à l’information. Grâce à Internet, n’importe qui peut publier et échanger l’information qu’il veut, instantanément, auprès du monde entier, sans besoin d’autorisation préalable. Avec les tokens, n’importe qui peut créer de la valeur et l’échanger à qui il veut instantanément, sans besoin d’autorisation préalable.

3/ Les tokens sont vendable et achetable à tout moment sur des plateformes, au prix fixé par l’offre et la demande : ils sont donc extrêmement liquides.

Illustration: Storj est un service de stockage cloud décentralisé qui n’est utilisable qu’en faisant usage d’un token appelé Storjcoin. Tout utilisateur peut louer l’espace libre de son ordinateur sur le réseau en échange de Storjcoin, et inversement peut acheter de l’espace de stockage sur le réseau Storj contre des Storjcoin. En résumé, lorsqu’un utilisateur achète ou reçoit des Storjcoin, il peut ensuite soit acheter de l’espace sur le réseau (à un coût censé être moindre qu’avec les services existants, et sans devoir placer ses fichiers chez un tiers de confiance), soit les garder dans une perspective de spéculation pour réaliser ensuite une plus-value, soit les convertir dans sa monnaie traditionnelle (euro, dollar…).

Avec les tokens, les règles de l’économie numérique sont renversées. Les tokens, lorsqu’ils seront intégrés au modèle d’applications dites décentralisées, permettront par exemple à des services numériques d’émerger et de se développer bien plus facilement, et ainsi de lutter contre l’effet dominateur dont bénéficient aujourd’hui les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon).

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Une bataille mondiale déjà engagée

On dit souvent que la data est le pétrole du web actuel. Le token est le pétrole du web de demain. Ses implications iront même bien au-delà du web, d’où le fait que l’on parle de plus en plus de « token économie » :

– il deviendra possible de « tokeniser » des actifs traditionnels, c’est-à-dire digitaliser des actifs financiers, immobiliers, etc., sous forme de tokens. Ce mécanisme permettra de créer des fractions de propriété d’actifs et de se les échanger de façon quasi-instantanée. La digitalisation des actifs sous forme de tokens rendue possible par la blockchain constituera le pendant de la digitalisation de l’information rendue possible par Internet.

– les entreprises pourront elles-mêmes émettre leurs propres tokens, et donc ouvrir la voie à de nouveaux modèles d’affaires. Futuriste ? Pas tant que ça : en mars, le PDG de Carrefour, Alexandre Bompard, confiait, à propos des cryptoactifs et tokens, « beaucoup y réfléchir en ce moment. On ne pourra pas passer à côté de cette transformation-là. Ce n’est pas une mode, ça ne va pas passer ».

Partout dans le monde, bien loin des préoccupations liées aux cours des cryptomonnaies, des dizaines de milliers d’individus travaillent d’ores et déjà sur cette token économie. Une bataille mondiale s’est engagée, dont nous ne sommes qu’aux prémices. En Russie, Vladimir Poutine a rencontré dès juin 2017 le fondateur de la blockchain appelée Ethereum, sur laquelle sont construits la majorité des tokens actuels. Aux Etats-Unis, d’après Naval Ravikant, un des grands noms de la « Silicon Valley », « la blockchain est en train d’aspirer les talents de la Silicon Valley plus vite que tous les booms depuis Internet ». Il ajoute, malicieux, que « le jeune Bill Gates construirait aujourd’hui une startup blockchain »…Une façon de dire que les opportunités de cette nouvelle économie numérique, qui rebat les cartes, sont considérables pour tout entrepreneur passionné. Dans les années 1990, la France et l’Europe ont laissé passer le train de la révolution Internet. Saurons-nous, cette fois-ci, (ré)agir à temps ?

Pour en savoir plus :

-« L’Age du web décentralisé », premier rapport en France sur les cryptoactifs et la token économie (avril 2018) : https://www.thedigitalnewdeal.org/lage-du-web-decentralise/

-« Le web de demain sera décentralisé », TEDx donné en février 2018 : https://www.youtube.com/watch?v=ISYmB5HBpP4

-Intervention devant la commission des finances de l’Assemblée Nationale (23 avril 2018) : https://bit.ly/2qZah37