Dans sa dernière étude, l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) estime à 19% la contraction du PIB mondial en avril 2020, période durant laquelle la moitié de l’humanité a été confinée. Toutefois, malgré le processus de déconfinement aujourd’hui largement amorcé et alors que le pic épidémique semble dépassé dans de nombreux pays, le FMI et la Banque mondiale s’attendent à une récession mondiale de grande ampleur en 2020. Aussi, la décision de la BCE, annoncée par Christine Lagarde le 4 juin, de doubler son programme de rachat de dettes, souligne la magnitude du défi considérable que pose le Covid-19 aux économies européenne et globale. Quelles évolutions peut-on envisager à moyen terme ? Quid de l’impact durable de cette crise ?

Rappel des faits

  • Début décembre 2019, les premiers cas d’un virus alors inconnu sont signalés à Wuhan, dans la province chinoise de Hubei. Appartenant à la famille des coronavirus, il s’attaque aux fonctions respiratoires du corps humain.
  • En l’espace de trois mois, il se répand dans le monde entier ; l’OMS lui attribue officiellement le nom de « COVID-19 » (pour COronaVIrus Disease 2019) le 11 février 2020.
  • Un mois plus tard, le 11 mars, l’OMS requalifie l’épidémie en « pandémie ». Dans la foulée, la plupart des Etats durcissent l’accès à leurs frontières, alors que bon nombre d’entre eux imitent la Chine et instaurent des mesures de confinement de leurs citoyens.
  • Début avril, 50% de la population mondiale est ainsi confinée, soit près de 3,9 milliards d’êtres humains dans 90 pays. L’objectif premier est d’éviter la saturation des services hospitaliers.
  • Dans l’intervalle, un effondrement spectaculaire de 20 à 30% des principaux indices boursiers mondiaux, entamé le 20 février, atteint son point bas le 23 mars, avant un rebond toujours en cours, alors que les gouvernements et banques centrales réagissent rapidement à travers des plans d’une ampleur inédite, visant à soutenir l’économie et à rétablir la confiance sur les marchés.
  • Face à l’effondrement de la demande mondiale d’énergie et sur fond de guerre des prix entre pays producteurs, les cours du pétrole chutent à des niveaux jamais enregistrés depuis le début du XXIe siècle, l’indice WTI du pétrole américain s’aventurant même brièvement en territoire négatif pour la première fois de son histoire le 20 avril, à -37,63 dollars le baril.
  • Alors que de nombreux pays amorcent actuellement leur phase de déconfinement, la question des conséquences économiques et financières se pose plus que jamais, à l’heure où l’on annonce pour 2020 une récession mondiale de plus de 5%, sans précédent en temps de paix.
  • Fin-juin, au niveau global, l’université Johns Hopkins recense près de 10 millions de cas confirmés de COVID-19, dont plus de 500 000 victimes.

Au-delà du drame humain qui se joue, il s’agit ici de tenter de comprendre les ressorts économiques et financiers de cette crise sanitaire et d’explorer les différents scénarios de sortie possibles.

 

2020… un nouveau 2008 ?

Avant toute chose, il convient de déterminer à quel type de crise nous avons affaire et, en l’occurrence, le choc de 2008 demeure ancré dans les esprits comme une référence dans l’histoire économique récente. Pourtant, si certains rapprochements peuvent être faits avec la dernière crise, celle qui nous frappe aujourd’hui en diffère à bien des égards, tant par ses causes que par son ampleur.

Pour ce qui est des causes, nous sommes face à deux situations diamétralement opposées, l’origine de la crise de 2008 étant endogène et de nature financière (la survalorisation de titres de créances risqués disséminés dans l’ensemble du système financier, comme les CDO, puis l’effondrement de leur valeur), quand celle de 2020 résulte d’un choc exogène (la propagation du virus), qui vient percuter l’économie dans son ensemble, à travers la situation de coma artificiel dans lequel elle a été plongée de façon volontaire pour limiter la contagion. D’ailleurs, en mars, les analystes de Goldman Sachs comparaient davantage le scénario actuel à celui du 11 septembre (toute proportion gardée) qu’à celui de 2008, avec un choc imprévisible et brutal.

La récession de 2020 s’annonce par ailleurs d’une ampleur inégalée par rapport à celle de 2009. Bruno Le Maire estime à 11% la contraction du PIB français pour 2020, plus forte baisse que connaîtrait la France en temps de paix, depuis l’existence de statistiques économiques. En 2009, la chute avait été de 3% au plus fort de la « Grande Récession » et de 1% à peine en 1975, à la suite du premier choc pétrolier. Il faut remonter à 1944 pour enregistrer une baisse plus forte, de l’ordre de 15%. Elle avait été d’environ 7% en 1932, au faîte de la Grande Dépression. Au niveau global, la Banque mondiale estime aujourd’hui la contraction du PIB à 5,2% pour 2020, contre 1,7% en 2009. A l’époque, l’activité avait certes ralenti, mais ne s’était pas arrêtée pendant plusieurs semaines, de même que la croissance chinoise (moteur notable de croissance mondiale) était restée largement positive, à 9% en 2009, alors qu’elle est estimée à seulement 1% pour cette année. La contraction est estimée à 8,7% en zone euro, cette année, par la BCE, à 6% pour les Etats-Unis et le Japon. Quant aux pays émergents, avec une baisse estimée de leur PIB de 2,5%, cette année, ils sont confrontés à des défis spécifiques : une lourde fuite des capitaux de 100 milliards de dollars (4 fois supérieure à celle de l’automne 2008), une chute des recettes de leurs exportations de matières premières et la difficulté à lancer des plans de relance budgétaire de grande ampleur. Leur seule planche de salut réside dans la faiblesse des prix du pétrole, qui a ralenti l’inflation et permet à leurs banques centrales de pratiquer des taux bas. De fait, cette récession ne devrait avoir aucune commune mesure avec celle de 2008 ; en revanche, elle promet d’être plus courte, avec un rebond mécanique de 4,2% prévu dès 2021 par la Banque mondiale (similaire à la reprise de 4,3% observée dans le monde en 2010).

C’est sur la force de la réponse apportée au choc par les Etats et les banques centrales que l’on peut rapprocher les deux crises. Toutefois, on relève que la réaction en 2020 a été bien plus énergique que celle de 2008. Du côté des Etats, fin mars, le Congrès américain vote un plan de sauvetage de l’économie de 2000 milliards de dollars (contre près de 800 milliards en 2009). Le 27 mai, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, présente un plan de relance de 750 milliards d’euros (contre un plan de 200 milliards présenté en novembre 2008). La France lance plusieurs dispositifs d’aide aux entreprises et de soutien à l’emploi, notamment par la mise en place, dès fin mars, du chômage partiel et des prêts garantis par l’Etat (PGE), avec près de 100 milliards d’euros accordés à 490 000 entreprises. Par ailleurs, les Etats peuvent, en 2020, compter sur une plus forte résilience des grandes banques, dont les ratios de fonds propres se sont considérablement améliorés en 10 ans. Au niveau des banques centrales, on assiste à un retour en force, en Europe et aux Etats-Unis, de la doctrine du « whatever it takes », référence à la formule de Mario Draghi qui, en juillet 2012, avait juré de faire « tout ce qu’il faudra[it] » pour sauver l’euro. Le 12 mars, la Fed annonce qu’elle va injecter 1500 milliards de dollars dans l’économie via des rachats d’actifs, sur le modèle des plans de quantitative easing lancés par la Fed fin 2008 et par la BCE en 2015. Le 16 mars, elle abaisse ses taux directeurs à une fourchette de 0% à 0,25%, comme elle l’avait fait en décembre 2008. Le 18 mars, la BCE lance le PEPP (Pandemic emergency purchase programme), un programme de rachat d’obligations d’un montant de 750 milliards d’euros. Ce dernier est porté à 1350 milliards le 4 juin. L’institution de Francfort maintient par ailleurs son taux de refinancement (« taux de refi », le principal taux directeur, qui correspond au taux auquel les banques peuvent emprunter à la banque centrale) à 0% et son taux de dépôt (qui correspond à la rémunération des montants déposés par les banques auprès de la banque centrale) à -0,5%. Au Royaume-Uni, la Banque d’Angleterre abaisse ses taux de 0,75% à 0,10% en mars. Au-delà des chiffres, le message est clair : la mise en coma artificiel de l’économie mondiale doit aller de pair avec une contre-attaque robuste.

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Un secteur financier au ralenti mais relativement résilient

L’élément financier le plus visible et spectaculaire de cette crise est la chute vertigineuse, puis la remontée en flèche des principaux indices boursiers mondiaux. La situation mi-février 2020 est celle d’indices boursiers dont les cours, historiquement hauts aux Etats-Unis et dans une moindre mesure en Europe, sont la conséquence d’une bulle boursière qui s’est formée dans le sillage de l’après-2008. Plusieurs facteurs peuvent être avancés pour expliquer cette bulle : l’injection massive de liquidités via les politiques de quantitative easing menées par les banques centrales, au cours de la décennie 2010, pour soutenir les économies en berne, le report des investisseurs, en quête de rendement vers les actions, plus risquées, face aux taux faibles sur les marchés obligataires, l’augmentation constante entre 2009 et 2018 des programmes de rachats d’actions des groupes cotés, qui a contribué à soutenir leurs cours de bourse, ou encore l’affaiblissement de l’industrie de l’equity research, dont l’activité est censée contribuer à davantage de transparence sur les marchés d’actions, en proposant des analyses fondamentales de la valorisation des entreprises. La brutalité du krach boursier peut être, quant à elle, essentiellement attribuée à la rapide perte de confiance des investisseurs dans la résilience des entreprises face à la crise sanitaire, ainsi qu’au ralentissement, voire à l’arrêt de l’activité de bon nombre d’entre elles, pour une période de plusieurs semaines. Dans une moindre mesure, la hausse de la pratique du trading haute fréquence, depuis la précédente crise, a également contribué à la volatilité extrême qui a exacerbé l’effondrement de 20 à 30% des indices, en l’espace d’un mois.

Toutefois, malgré la persistance des incertitudes et la récession mondiale sans précédent qui s’annonce alors, les cours remontent subitement fin mars. Aux Etats-Unis, le Dow Jones signe un record historique, en passant d’un bear market à un bull market, en l’espace de seulement 11 jours de bourse, alors qu’il avait fallu 17 mois aux indices américains entre 2007 et 2009. Pour rappel, on parle de bear market, lorsque le cours chute de plus de 20% de son précédent record (en-deçà, il s’agit d’une simple correction de marché) ; à l’inverse, on parle de bull market, quand cette performance est à la hausse. Pourtant, ce n’est pas fini… Le 3 juin, le CAC40 franchit le seuil symbolique des 5000 points, retrouvant son niveau du 6 mars, et termine la première semaine de juin à +10,7%, sa plus forte hausse hebdomadaire depuis 2011. Les performances sont encore plus impressionnantes outre-Atlantique (le poids relatif des entreprises technologiques y est plus marqué qu’en Europe), où les indices retrouvent, voire dépassent leurs précédents records historiques, datant du mois de février. Le 8 juin, le Nasdaq, l’indice technologique américain, dépasse les 9900 points et bat ainsi son précédent record du 19 février. Autre signe d’un retour de l’optimisme sur les marchés : la réautorisation de la vente à découvert (pratique qui permet de parier à la baisse contre un titre) dans de nombreux pays européens, dont la France, le 18 mai, après deux mois d’interdiction par les régulateurs, signe que ces derniers considèrent que la volatilité sur les marchés d’actions a suffisamment reculé. De fait, l’indice américain de volatilité VIX a aujourd’hui retrouvé son niveau de fin février d’environ 25, après un pic à plus de 80 au plus fort du krach boursier.

Comment rendre raison de ce redressement des cours sans précédent ? On peut y voir les effets du déconfinement (mais cette tendance s’est pourtant amorcée dès la fin mars, au moment même où le monde se confinait) ou encore la conséquence de l’attrait pour la prime à la liquidité, offerte aux investisseurs par les marchés boursiers, face au non-coté, dont les valorisations sont également affectées. Mais l’explication principale est bien davantage à chercher du côté des mesures de soutien coordonnées, mises en place à travers la politique monétaire des banques centrales et la politique budgétaire des gouvernements. Alors que l’économie mondiale se contracte, les bourses suivent le chemin exactement inverse, dicté par les seules anticipations des investisseurs, convaincus que les Etats et les banques centrales iront aussi loin que nécessaire pour stabiliser l’économie. Mais combien de temps encore en seront-ils convaincus… ?

Du côté des gestionnaires d’actifs et des fonds d’investissement, le tableau est en demi-teinte, mais la catastrophe a été évitée. Le coup porté à BlackRock est rude, le numéro un mondial de la gestion d’actifs déclarant une chute de la valeur de ses actifs sous gestion de plus de 12% au premier trimestre, qui les fait chuter à 6500 milliards de dollars. Toutefois, on peut s’attendre à une nette amélioration, du fait des rebonds boursiers, s’ils devaient se confirmer. Les fonds d’investissement, quant à eux, ont liquidé beaucoup d’actifs avant la contre-attaque des banques centrales. Pour Vincent Gombault, co-fondateur d’Ardian, les valorisations des portefeuilles des fonds d’investissement avaient baissé d’environ 10% au 31 mars. Certains fonds, qui n’excluaient pas des secousses (d’origine financière) pour 2020, avaient pris soin de limiter leur exposition aux secteurs cycliques, habituellement les plus touchés en cas de crise. Ainsi, d’après une étude de l’International Forum of Sovereign Wealth Funds (IFSWF) et de State Street, les fonds souverains ont été plus résilients en 2020 que lors des crises précédentes. La raison principale étant, ici aussi, une certaine méfiance vis-à-vis des marchés boursiers, les conduisant à conserver une quantité importante de liquidités. Après l’effondrement des marchés boursiers, ils ont redirigé leurs fonds des obligations vers les actions, profitant d’un remarquable point d’entrée offert par le krach boursier. Aussi, malgré les pertes enregistrées, les principaux hedge funds (Bridgewater, Renaissance, Citadel, etc.) devraient mécaniquement être renforcés par cette crise, dans la mesure où les investisseurs privilégient généralement les fonds de grande taille, en période d’incertitude, alors que 5% de ces fonds alternatifs gèrent déjà 63% des capitaux du secteur. Les fonds de private equity (PE) ont vu la valorisation des valeurs présentes dans leurs portefeuilles affectées mais, d’après Bain & Company, ils sont bien mieux armés aujourd’hui qu’ils ne l’étaient en 2008, pour faire face à la crise. En effet, disposant de réserves de liquidités importantes, de l’ordre de 2500 milliards de dollars, ils ont les reins plus solides en 2020 et pourraient être amenés à jouer un rôle significatif dans le financement des entreprises mises en difficulté.

Enfin, en ce qui concerne les opérations de haut de bilan, on observe un ralentissement qui risque de durer entre 12 et 24 mois, mais toutes les activités ne sont pas à l’arrêt pour autant et les transactions impliquant les entreprises appartenant aux secteurs les plus résilients seront privilégiées. Le marché des fusions-acquisitions est devenu visqueux. En effet, le volume mondial des transactions M&A, pour le premier trimestre 2020, connaît son niveau le plus bas, depuis 2013 : d’abord, parce que l’incertitude et la volatilité sur les marchés rendent difficile la valorisation des entreprises, ensuite, parce que beaucoup d’opérations d’achat par dette (leveraged buy-out, LBO) sont victimes de l’évaporation des montants que les banques étaient disposées à prêter, car redirigés vers les entreprises en difficulté, notamment PME et ETI qui, contrairement aux entreprises large-cap, peuvent difficilement se financer sur le marché obligataire. Résultat, la valorisation des sociétés cibles de M&A dans le monde retombe à son niveau de 2014, à hauteur de 10,7 fois l’EBITDA, contre 11,3 en 2019. Du côté des introductions en bourse (IPO, initial public offering), le marché semble avancer au ralenti, même si le début du mois de juin a été marqué par quelques IPO réussies aux Etats-Unis, notamment Warner Music, Nikola Motor ou encore Vroom, alors que Airbnb, qui devait faire de la sienne, l’une des plus importantes de l’année, n’a fait aucun commentaire à ce sujet. On note également une reprise des opérations de levées de fonds, la start-up ContentSquare, spécialiste de l’analyse des données-clients, réalisant mi-mai la plus grosse levée de fonds de l’année en France, d’un montant de 173 millions d’euros.

Ainsi, tant que les banques centrales continueront à assurer la liquidité sur les marchés, le risque de crise financière semble écarté. On est loin de la situation de 2008, même si le problème de la dette demeure.

 

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Des problématiques socio-économiques très alarmantes

En effet, la question de la dette, publique comme privée, apparaît comme l’un des défis majeurs qui découlera de la crise de 2020. D’après Anne-Laure Kiechel, fondatrice de Global Sovereign Advisory (GSA), le monde est entré dans la crise du coronavirus avec un encours de dette total de 257 000 milliards de dollars, un niveau 50% supérieur à celui de 2008, et cette dette est vouée à grimper davantage dans les années qui viennent. Pour ce qui est des dettes publiques, l’agence de notation Fitch Ratings s’attend à un niveau record de défauts sur les dettes souveraines, cette année (en particulier pour les pays dont les revenus proviennent essentiellement de l’exportation de matières premières), à l’heure où 100 pays ont déjà réclamé un financement d’urgence du FMI, depuis trois mois. Les Etats européens devraient emprunter plus de 1000 milliards d’euros sur les marchés, cette année et la dette publique française devrait bondir jusqu’à 120% du PIB, d’après Bercy. Concernant l’endettement des entreprises, il est lui aussi voué à exploser, notamment en France, où il a fait un bond de 90 milliards d’euros, depuis le mois de mars, alors que, fin 2019, l’endettement des groupes français représentait déjà 74% du PIB, niveau très élevé par rapport à ses principaux partenaires commerciaux. A terme, les pertes essuyées par ces entreprises en quête de trésorerie, devront être compensées. Pour ce faire, on peut imaginer une situation où un certain nombre de créances pourraient être converties en capitaux propres, contournant ainsi le problème du remboursement de la dette. Il s’agit là d’une question de survie pour de nombreuses sociétés. 

Ainsi, de très nombreuses entreprises se retrouvent dans des situations périlleuses. Pourtant, certains secteurs tirent leur épingle du jeu, à l’image des entreprises technologiques et du digital, de la grande consommation et de l’agro-alimentaire ou encore de la santé. Par exemple, Amazon a vu ses ventes bondir, au premier trimestre (+26%), de même que le segment e-commerce de Walmart. Le cours de l’action Zoom a, lui, connu une hausse spectaculaire de 66%, au cours des trois derniers mois. A l’inverse, les activités liées aux services aux consommateurs (restauration, transport, tourisme, etc.) sont en forte perte de vitesse, quand elles ne sont pas tout bonnement à l’arrêt. En avril, au niveau mondial, le secteur hébergement et restauration a accusé une baisse de sa valeur ajoutée de 47% (80% dans le cas français). On a également assisté à un effondrement du secteur aérien (qui, pour la première fois, doit se soucier de la demande et non pas de l’offre), même si l’énorme popularité de l’ETF U.S. Global Jets, auprès des hedge funds américains, indique que les investisseurs tablent sur un rebond du secteur, d’ici la fin d’année. Quoi qu’il en soit, les entreprises dont l’activité est à forte intensité capitalistique, qui avaient baissé le rideau pendant le confinement et qui redémarrent aujourd’hui, sont confrontées à la dilatation de leur besoin en fonds de roulement (BFR) ; autrement dit, elles risquent de ne pas avoir suffisamment de trésorerie pour honorer leurs dettes de court terme. L’objectif des programmes d’aide est justement d’amortir ce choc, en fournissant des liquidités, mais le problème du surendettement risque de se poser rapidement pour beaucoup d’entre elles, avec de nombreuses opérations de restructuration, qui peuvent se traduire par des cessions d’actifs, la conversion de dettes en capitaux propres ou encore l’émission de nouvelles dettes. A défaut, on peut s’attendre à une vague importante de faillites de PME, mais également de quelques grands groupes. A cet égard, le mouvement a déjà commencé aux Etats-Unis, notamment avec la faillite fin-mai du groupe de location de véhicules Hertz. Selon un sondage réalisé, fin mars 2020, par le BCG auprès des dirigeants de 274 grandes entreprises mondiales, ces derniers sont 52% à estimer que l’impact du Covid-19 sur l’activité sera supérieur à 6 mois, la moitié d’entre eux pariant même sur un impact supérieur à 12 mois. L’assureur-crédit Coface estime que les défaillances d’entreprises devraient augmenter d’un tiers entre 2019 et 2021, les secteurs des transports, de l’automobile et du textile étant les plus touchés.

Cette situation va inévitablement de pair avec une explosion du chômage. Aux Etats-Unis, le taux de chômage a atteint un record historique de 14,7% en mai, contre seulement 3,5%, trois mois plus tôt. Le système de chômage partiel déployé en Europe, en particulier en France, constitue un coussin d’amortissement considérable, qui permet aux entreprises d’éviter une dégradation trop forte de leur liquidité et solvabilité, tout en maintenant l’emploi. Mais ces mesures ne peuvent être que temporaires et leur fin ou diminution impliquera nécessairement que les entreprises fassent des arbitrages pour préserver leur solvabilité, impliquant notamment des phases de licenciements pour les secteurs les plus affectés. Ainsi, d’après la Banque de France, le taux de chômage français pourrait atteindre un pic de 11,5% mi-2021, avant d’amorcer une diminution progressive à partir de 2022.

Face à l’énorme création monétaire des banques centrales et la perspective d’une hausse mécanique de la consommation, avec la fin du confinement, le risque d’un retour de l’inflation est également régulièrement évoqué. La hausse impressionnante de 14% du prix de l’or sur les 5 premiers mois de l’année semble appuyer cette thèse, en ce qu’elle indique une forte appétence des investisseurs pour cet actif traditionnellement utilisé comme couverture, face au risque inflationniste. Pourtant, les autres indicateurs habituels d’inflation anticipée, notamment sur les marchés de swaps (produits dérivés), sont nettement moins alarmants, avec des taux anticipés ne dépassant pas 1,3% aux Etats-Unis. Quant à la BCE, elle a récemment revu à la baisse ses prévisions d’inflation dans la zone euro, à 0,3% pour 2020, 0,8% en 2021 et 1,3% en 2022, chiffres sensiblement inférieurs à sa cible d’un peu moins de 2%. Pour Pascal Quiry, professeur à HEC Paris, les moteurs traditionnels de l’inflation ne sont, à ce jour, pas allumés : hausse des salaires, dépréciation significative des devises, envolée des prix du pétrole. Selon lui, la baisse de la vitesse de circulation de la monnaie (occasionnée par la chute de la consommation des ménages qui thésaurisent massivement, le ralentissement du commerce international et l’effondrement de l’investissement des entreprises) absorbe une part significative de la création monétaire des banques centrales, empêchant ainsi le retour de l’inflation forte, disparue dans la plupart des pays occidentaux, depuis les années 1980. Aussi, face à la récession mondiale qui s’annonce à court et moyen termes, c’est plutôt le risque de déflation qui semble à craindre, en particulier en Europe.

Ainsi, le scénario d’une « sortie en V » de la crise, qui impliquerait un redémarrage rapide des économies, suffisant pour compenser intégralement les pertes accusées, apparaît comme peu probable à moyen terme.

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Quel impact attendre à long terme ?

Doit-on s’attendre à une révolution dans la pratique des politiques monétaires ? Difficile à dire. Ce qui est certain, en revanche, c’est que la crise de 2020 conduit les banquiers centraux à repousser les limites de leurs outils traditionnels. Outre les baisses de taux, les taux négatifs sont parfois envisagés (ils sont déjà utilisés en zone euro, notamment). Ainsi, Andrew Bailey, nouveau gouverneur de la Banque d’Angleterre, a récemment affirmé qu’il n’écartait désormais plus l’éventualité de taux directeurs négatifs, ce qui créerait un nouveau précédent dans les 326 ans d’existence de l’institution, après l’émission en mai d’obligations par le Royaume-Uni à un taux négatif, une première dans l’histoire de l’endettement britannique. Outre-Atlantique, la perspective des taux négatifs est encore taboue, mais la Fed est parvenue à innover d’une autre façon : outre la baisse de ses taux, la Fed a élargi le type de dette rachetée aux obligations émises par les gouvernements locaux (villes, comtés) mais surtout aux obligations d’entreprises de la catégorie high yield (ou junk bonds), des obligations à plus haut rendement, mais impliquant un risque de défaut plus élevé. Ces obligations ne sont pas achetées directement par la banque centrale qui, à la place, achète des ETF (exchange-traded funds), des fonds indiciels qui suivent la performance d’un groupe d’actifs, en l’occurrence d’obligations. La Fed sous-traite la réalisation opérationnelle de ce programme d’achat d’ETF à BlackRock. Les banques centrales pourraient même aller plus loin et suivre l’exemple de la Banque du Japon qui, depuis près de deux décennies, pratique régulièrement les rachats d’actions (généralement sous forme d’ETF). Pour Robert Holzmann, gouverneur de la banque centrale autrichienne, si la BCE n’a pas encore envisagé cette possibilité, celle-ci n’est pas à exclure.

Pour finir, certains économistes avancent une solution, simple en apparence, au lourd fardeau des dettes contractées par les Etats : leur annulation par les banques centrales qui les rachètent, ou bien leur transformation en « dettes perpétuelles » (ce qui revient au même dans la pratique, les dettes n’étant jamais remboursées) ; ils arguent en effet qu’une telle mesure allègerait considérablement le poids du service de la dette pour des Etats déjà lourdement endettés. Pourtant, les détracteurs de cette mesure soulignent qu’elle entamerait la crédibilité de la BCE et de la zone euro, à un moment où la confiance est capitale pour éviter une crise de liquidité sur les marchés financiers. En effet, les statuts de la BCE lui confèrent un unique objectif, le maintien de l’inflation légèrement en-deçà de 2%. Satisfaire les besoins budgétaires des Etats membres n’y figure pas. Pour Matthieu Pigasse, associé chez Centerview Partners, « l’objectif seul de la stabilité des prix n’est plus pertinent. Les banques centrales doivent être au service d’une politique économique et sociale menée par les Etats ». Se dirige-t-on en effet vers un monde où les banques centrales assumeraient un rôle encore plus direct, dans la conduite des politiques économiques des Etats ? On en a, en tout cas, un début d’illustration, à travers le « double mandat » de la Fed qui, outre son objectif de stabilité des prix, a également pour mission officielle de concourir au plein emploi aux Etats-Unis. A l’heure où les banques centrales sont amenées à prendre une part encore plus importante dans la vie économique et ont presque aboli le concept de risque sur les marchés, la question de leur champ d’action doit immanquablement se poser pour les années à venir.

Autre fait notable qui émerge de cette crise : le renforcement du rôle économique de l’Etat. Ainsi, pour Anne-Laure Kiechel, en ce qui concerne les dettes : « La question est de savoir à quoi on les affecte ». Au lancement de grands projets d’infrastructures, répond François Pagès, managing partner chez Galileo Global Securities, qui pense la relance économique sur le modèle du volet « grand travaux » du New Deal américain des années 1930. On peut voir dans les ambitions de « relance verte » de la Commission européenne, la traduction de cette volonté d’employer une partie de la dette souscrite, pour investir le créneau de la transition énergétique, dans une démarche proactive. L’Allemagne semble, en tout cas, décidée à suivre ce chemin : dans un nouveau plan de relance de 130 milliards d’euros dévoilé début juin, elle consacre 6,7 milliards d’euros au déploiement de la voiture électrique et 7 milliards au développement d’usines de production d’hydrogène.

S’il s’agit de changer de paradigme de croissance, la crise sanitaire va-t-elle pour autant enterrer la mondialisation ? A en croire l’ex-économiste en chef du FMI Olivier Blanchard, « pour des raisons politiques, stratégiques et d’efficacité, cette crise va renforcer la déglobalisation ». Plaçons avant tout cette estimation dans le prolongement de la période post-2008, marquée par un flottement dans l’approfondissement de la mondialisation économique, état de fait renforcé à la marge par les velléités protectionnistes des Etats-Unis depuis 2018. Il y a, certes, fort à parier que la crise aura un impact sur la façon dont la mondialisation se décline, mais sans doute sera-t-il davantage orienté vers la sécurisation et réorganisation de certaines chaînes de valeurs pour les industries stratégiques (notamment médicales) que sur des relocalisations massives, peu viables économiquement, d’autant plus dans un contexte de récession.

Enfin, cette crise pose la question de l’avenir de l’Europe. Face à l’ampleur du choc économique, la Commission européenne a décidé de suspendre temporairement les règles du Pacte de Stabilité et de Croissance (1997), qui limitent le déficit public à 3% du PIB et la dette publique à 60%. Cette suspension devrait-elle être inscrite dans la durée ? Se pose également le débat de la mutualisation des dettes des Etats de l’UE, l’émission d’une dette commune par la Commission étant censée renforcer la solidarité entre les pays et lier plus étroitement leurs destins, dans le cadre du financement du plan de 750 milliards d’euros proposé par Ursula von der Leyen. Mais ce fédéralisme demeure problématique pour plusieurs d’entre eux, notamment les « Frugal Four » (Autriche, Danemark, Pays-Bas, Suède), tenants de la modération budgétaire. Aujourd’hui plus que jamais, l’Europe se retrouve face à l’éternel écueil de l’approfondissement.

En somme, la crise de 2020 peut se lire comme un cas d’école de tous les risques financiers que l’on est susceptible de rencontrer simultanément. Un redémarrage fort en 2021 et 2022 est probable, mais n’empêchera pas la vague de faillites et l’explosion du chômage. L’ampleur de ce choc est difficile à estimer à long terme, d’autant plus avec les incertitudes entourant l’évolution du virus, en attendant l’élaboration d’un vaccin. En effet, la possibilité d’un retour du virus en plusieurs vagues a conduit des chercheurs de l’Université de Harvard, dans une étude publiée en avril par la revue Science, à envisager la nécessité de mettre en place une politique de « stop and go », une alternance des épisodes de confinement et de déconfinement, jusqu’en 2022. Quoi qu’il en soit, malgré la décorrélation manifeste entre l’économie et la bourse, le redécollage économique ne sera pas possible sans un retour durable de la confiance des ménages (consommation) et des entreprises (investissement). Pour l’économiste Philippe Aghion, « le COVID-19 est un révélateur des problèmes endémiques des pays ». Au niveau mondial, les pays les plus affectés sont ceux dont le système de santé n’est pas assez résilient ou dont l’économie repose trop massivement sur certains secteurs particulièrement touchés (tourisme, matières premières). Voici peut-être l’occasion, pour certains d’entre eux, de repenser la structure de leur économie. Enfin, la crise de 2020 aura achevé d’entériner le retour en force du régalien, déjà amorcé en 2008, avec un renforcement du rôle économique des Etats et des banques centrales qui, face à un panel de plus en plus limité d’outils traditionnels à leur disposition, innovent dans leurs politiques monétaires. Surnommée « The Great Lockdown » par le FMI, la crise de 2020 est en passe de s’imposer en tant que nouvelle référence pour les économistes comme l’illustration radicale d’un choc exogène venant percuter de plein fouet l’économie mondiale.

 

Nathanaël Zobel-Pantalacci, étudiant à Grenoble Ecole de Management et contributeur du blog AlumnEye