
Des magazines Playboy à Equity Office Properties : l’ascension de Sam Zell, le titan du Real Estate
En 2007, Steve Schwarzman gère déjà des milliards. À la tête de Blackstone, il s’apprête à faire de son entreprise la plus grande société de capital-investissement des États-Unis. Pourtant, une pièce maîtresse manque encore à son empire : Equity Office Properties, le plus grand fonds de placement immobilier du pays. Avec plus de 500 immeubles de bureaux haut de gamme répartis dans toutes les grandes métropoles américaines, cette société pèse plus de 30 milliards de dollars. Derrière cet empire bâti sur des paris audacieux et des prises de risques méthodiques, un homme : Sam Zell. Visionnaire atypique, il a su transformer des investissements risqués en actifs de prestige. Retour sur le parcours de celui qui, parti de la vente de magazines Playboy à l’université, est devenu l’un des plus grands propriétaires immobiliers des États-Unis.
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Sam Zell : des cendres de l’Europe à l’ascension dans l’immobilier américain
Nous sommes en 1939. La Pologne, coincée entre l’Allemagne nazie et l’Union soviétique, est sur le point d’être envahie et démembrée. Le père de Sam, Bernard Zell, un Juif polonais, parvient à réserver le dernier train permettant à sa famille de fuir le pays, juste avant que les nazis ne bombardent les voies ferrées. Après des mois d’errance, le couple finit par rejoindre les États-Unis en mai 1941. Sam naît quelques mois plus tard. À leur arrivée, les Zell sont presque sans ressources. Mais Bernard Zell finit par incarner le rêve américain en fondant une entreprise de joaillerie prospère.
Sam Zell a une enfance atypique. Très jeune, il montre un talent certain pour les affaires. Son premier commerce consiste à vendre des magazines Playboy. Acheté 50 centimes, il parvient à vendre un premier magazine à son ami pour 3$ et comprend pour la première fois la loi de l’offre et de la demande. La demande étant élevée, il commence à distribuer des Playboy pour ses camarades. Malgré son esprit commercial, Sam est un élève moyen. Contrairement aux futurs investisseurs issus des prestigieuses universités de l’Ivy League, Zell est un autodidacte, pragmatique, forgé par l’expérience du terrain.
Pour prouver qu’il peut réussir autrement, il se lance dans l’entrepreneuriat. Un promoteur local construit alors un immeuble de 15 appartements étudiants et Zell y voit une opportunité. Il n’a aucune expérience dans la gestion locative, mais n’en tient pas compte. Il prépare une brochure simple et va directement proposer ses services au propriétaire. Contre toute attente, le propriétaire accepte. Pourquoi ? Parce que Zell connaît mieux que quiconque les besoins des étudiants. Avec un camarade, il transforme les appartements : ils enlèvent les meubles démodés, rendent les lieux plus jeunes et plus attrayants. Le résultat est un succès immédiat. Les appartements sont pris d’assaut. Fort de ce succès, le promoteur lui confie deux autres immeubles, puis l’ensemble de son portefeuille. À sa sortie de l’université, Sam perçoit déjà un revenu confortable — mais encore loin de ce qu’il vise. Il comprend que pour passer à l’étape suivante, il ne suffit pas de gérer les biens des autres ; il doit devenir propriétaire lui-même. Par sécurité, il entre à la faculté de droit du Michigan. Non pas pour devenir avocat, mais pour avoir un plan B si son aventure entrepreneuriale échoue. Grâce à ses économies et un prêt bancaire, il achète son premier immeuble de trois logements pour 19 500 dollars. Il y applique les mêmes recettes : rénovation, ameublement moderne, optimisation des loyers. Dès la deuxième année de droit, Sam Zell possède plus de trois immeubles et détient également un contrat de gestion pour l’Université Eastern Michigan. Il a 24 ans, 250 000 dollars en banque et a gagné 150 000 dollars cette année-là — soit l’équivalent d’environ 1,1 million de dollars en 2025.
Sam Zell ne veut pas risquer sa fortune seul. Il comprend que pour réussir dans ce secteur, il faut passer à l’échelle, ce qui implique aussi d’utiliser l’argent des autres. À ce moment-là, il a déjà connu du succès avec des propriétés situées dans des villes universitaires. Il commence alors à mener des recherches et découvre que les universités situées dans des villes moyennes aux États-Unis connaissent une forte croissance. Ce sera son axe de développement. En 1966, il lève suffisamment de fonds auprès de 20 investisseurs fortunés, dont son père. Son premier gros achat est un immeuble de 99 appartements situé près de l’Université de Toledo. Il s’agit d’un investissement d’un million de dollars, dont le pire scénario prévoit un rendement de 8 %, avec un potentiel pouvant atteindre 19 %. Après avoir repensé l’intérieur en tenant compte des goûts de la jeunesse, il augmente les loyers. L’immeuble commence immédiatement à générer des flux de trésorerie et produit un rendement de 20 % dès la première année. Impressionnés par cette rentabilité, les mêmes investisseurs doublent leur mise et lui confient davantage de capitaux pour des projets plus ambitieux. En 1971, Sam Zell est une étoile montante de l’immobilier local. À seulement 30 ans, il est déjà millionnaire. Mais pour lui, ce n’est qu’un début. Les opportunités lui semblent infinies. Il investit alors 10 millions de dollars pour acquérir le Broadway Plaza, à Los Angeles.
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Lorsque l’épreuve fiscale renforce la détermination pour le succès
Sam Zell connaît une ascension fulgurante, mais son succès attire également son lot d’ennuis. Les années 1970 sont une période de changements économiques majeurs. Malgré la guerre du Vietnam et l’instabilité politique, l’économie américaine reste la plus prospère du monde. Une révolution est en cours dans l’un des plus grands secteurs du pays : l’invention des fonds de placement immobilier (REITs). Les capitaux du monde entier affluent vers les REITs, créant une bulle sans précédent. Sam Zell entre dans ce secteur après avoir quitté son poste d’avocat et, porté par l’essor de l’immobilier, il bâtit un portefeuille de propriétés résidentielles et commerciales valant des centaines de millions. Il est peut-être au sommet, mais ignore que l’administration fiscale (IRS) le surveille de près.
Le beau-frère de Sam, Roger Baskes, est son conseiller fiscal pour de nombreuses transactions. Dans les années 1970, alors que Sam travaille sur l’acquisition d’un hôtel-tour à Reno, au Nevada, une enquête fiscale cible le cabinet de Roger. Les deux hommes sont inculpés pour fraude fiscale. Si les accusations sont confirmées, Sam pourrait perdre tout ce qu’il a construit en 15 ans. Finalement, il est innocenté et les charges sont abandonnées à son égard. Son beau-frère, en revanche, n’a pas cette chance. L’affaire laissera une empreinte indélébile sur la réputation de Zell. Une promesse se forme alors dans son esprit : bâtir un empire si vaste et puissant qu’il deviendra invulnérable.
Mais le chemin reste difficile. Pour continuer à développer son activité immobilière, Sam Zell a besoin de lever davantage de fonds pour financer des projets plus ambitieux. Son accrochage avec l’administration fiscale américaine a rendu les investisseurs potentiels méfiants. Et pour ne rien arranger, au milieu des années 1970, le marché immobilier devient saturé, rendant les investissements rentables de plus en plus difficiles à trouver. Zell prend alors une décision radicale : il cesse complètement d’acheter de nouveaux biens. Il comprend que le marché est peut-être allé trop loin, qu’il y a eu une surconstruction et une surévaluation.
Sam Zell a toujours été un preneur de risques audacieux, mais aussi un investisseur pragmatique, qui connaît l’immobilier sur le terrain. Ce qui le distingue vraiment, c’est sa capacité à avoir une conviction ferme, même à contre-courant de l’opinion dominante. Lorsque le marché immobilier finit par s’effondrer, Sam Zell se lance immédiatement dans une frénésie d’achats. Il acquiert des biens immobiliers en difficulté, proches du défaut de paiement, parfois avec seulement un dollar en guise d’apport. Entre 1974 et 1977, il rachète près de 4 milliards de dollars d’actifs. Ses actions audacieuses et ses montages financiers ingénieux portent leurs fruits. Les investisseurs retrouvent confiance et affluent à nouveau.
Une question le taraude : s’il est capable de redresser des immeubles délabrés, pourrait-il aussi redresser des entreprises en difficulté ? Une seule façon de le savoir : il s’apprête à entrer dans le monde impitoyable des fusions-acquisitions. Les années 1980 sont celles des « raiders » d’entreprise. Alors que les taux d’intérêt chutent et que les impôts sur les sociétés diminuent, les entreprises sont inondées d’argent facile. C’est l’ère de l’excès. Menés par des figures comme Carl Icahn, des titans de Wall Street bâtissent des fortunes colossales en rachetant des entreprises, licenciant des cadres, réduisant les coûts et promettant des résultats spectaculaires. Après deux décennies de deals opportunistes, Sam Zell s’est imposé comme un investisseur immobilier de premier plan. Il détient un portefeuille de biens résidentiels et commerciaux qui lui rapportent des centaines de millions chaque année. Mais il voit plus grand. Si les principes du redressement s’appliquent à l’immobilier, pourquoi ne s’appliqueraient-ils pas aussi à d’autres secteurs ?
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Un maître du capital public
Ce qui distingue Sam Zell dans le monde de la finance, c’est également sa compréhension des marchés publics. Il excelle dans l’identification d’opportunités d’investissement et dans la mobilisation des capitaux nécessaires. Il est passé maître dans l’art de structurer des levées de fonds profitables à tous — mais surtout à lui-même. Dans les années 1990, il voit un potentiel inexploré : rendre les sociétés foncières transparentes via des fonds cotés en Bourse, les REITs (Real Estate Investment Trusts). À l’époque, il n’y a aucune visibilité sur les actifs ou les marchés, les courtiers détiennent toutes les cartes. L’idée de génie des REITs publics : transformer la pierre en actifs liquides, transparents, et prévisibles. Zell, alors le plus grand investisseur immobilier du pays, devient membre du conseil de la National Association of REITs. En 1997, il lève 3 milliards de dollars pour constituer le plus vaste portefeuille de bureaux de prestige des États-Unis. Quand son REIT, Equity Office Properties, entre en Bourse, il devient immédiatement le plus grand du monde avec 3 millions de m² de bureaux. Avec un rendement de 5,7 %, l’action devient l’une des plus prisées du marché, alors que l’immobilier américain est en pleine effervescence. En 2006, Equity Office Properties fait l’objet d’une guerre d’enchères entre les plus grandes firmes de Wall Street. Une consécration pour Sam Zell, qui s’impose comme une figure incontournable de la finance américaine.
Steve Schwarzman, Sam Zell et la guerre des titans de l’immobilier américain
À ce stade, Sam Zell envisage de se retirer, emportant avec lui des gains massifs. Mais une première offre de Blackstone arrive : 42 dollars par action. À ce moment-là, l’action d’Equity Office se négocie autour de 40 dollars. Zell reste prudent et parie sur l’arrivée d’autres offres. Très vite, les enchères montent, et Blackstone revient avec une nouvelle offre de 47,50 dollars.
Mais une question hante Zell : Pourquoi Schwarzman est-il prêt à racheter un portefeuille immobilier au sommet de la bulle ? La réponse devient évidente : Schwarzman n’achète pas pour gérer, mais pour morceler l’empire immobilier de Zell. Le principe est simple : la somme des parties vaut plus que le tout. Pour Zell, l’enjeu est bien plus que financier : il s’agit de préserver son héritage. Le deal promet des profits immédiats, mais aussi la dislocation d’un empire bâti sur plusieurs décennies.
Vornado Realty Trust entre alors dans la danse, proposant 52 dollars par action, en garantissant de maintenir intact le portefeuille immobilier. Cette offre est séduisante, mais Schwarzman n’est pas du genre à reculer. Il surenchérit à 52,25 dollars par action, soit 24 % de plus que le prix initial. La guerre est lancée. Sam Zell a maintenant une décision difficile à prendre : peu importe qui remportera l’acquisition, il deviendra le plus grand conglomérat immobilier du monde. Au terme de négociations, Blackstone l’emporte, mettant 39 milliards de dollars sur la table — l’un des plus importants rachats avec effet de levier (LBO) jamais réalisés. L’opération s’inscrit dans une année exceptionnelle pour les LBO et devient la plus grosse transaction de l’histoire dans ce domaine. Elle dépasse de 3 milliards le rachat du groupe hospitalier HCA, conclu l’été précédent par Bain Capital, Kohlberg Kravis Roberts (KKR) et Merrill Lynch, ainsi que le mythique deal de 1989, lorsque KKR avait déboursé 31,4 milliards pour s’offrir RJR Nabisco. Sam Zell empoche près de 100 millions de dollars dans cette transaction record.
Sam Zell tente par la suite de conquérir le marché de la presse. En 2006, la Tribune Company, conglomérat médiatique centenaire — propriétaire du Chicago Tribune, du Los Angeles Times et d’autres chaînes — peine à se réinventer à l’ère numérique. Après l’échec de plusieurs tentatives de vente, le conseil d’administration se tourne vers un acheteur inattendu : Sam Zell. Mais celui que l’on surnommait le « grave dancer » pour sa capacité à faire du profit avec des actifs moribonds voit son acquisition de 8,3 milliards de dollars sombrer dans la faillite en décembre 2008. La crise des subprimes met le secteur de la presse à genoux : les annonceurs fuient, les journaux s’effondrent. Même avec un prêt de 650 millions de dollars de JP Morgan, la Tribune Company ne tient pas le choc. Sam Zell, habitué à imposer sa volonté, se retrouve face à une force plus puissante que lui : le marché.
À plus de 80 ans, Sam Zell refuse encore de prendre sa retraite. Décédé en 2023, il continue d’incarner l’investisseur old school par excellence : audacieux, opportuniste, et toujours guidé par la logique du marché. Surnommé le « danseur sur les tombes », il demeure ce magnat qui investissait là où d’autres ne voyaient que des ruines. Son ascension reflète l’élan économique qui a façonné l’Amérique depuis les années 1970. Et dans ce grand jeu capitaliste, Sam Zell aura été l’un de ceux qui l’ont maîtrisé comme nul autre.
Alexis Mussier, étudiant à l’ESSEC Business School
