« Quant aux 10 milliards que je n’ai pas dépensés, ne vous inquiétez pas, mes équipes sont déjà sur le terrain pour trouver des cibles ». Cette phrase de Patrick Drahi, fondateur du groupe Altice et « serial dealer », prononcée après l’échec de l’acquisition de Bouygues Telecom par Numericable, semble bien refléter la vague sans précédent de consolidation et d’acquisition dans le secteur des télécoms qui est à l’œuvre depuis la crise économique et financière de 2008. Câbleurs, opérateurs fixes ou mobiles, couplés ou non avec des opérateurs digitaux et des créateurs de contenu, tous ces métiers adjacents sont en voie d’intégration par des acteurs de plus en plus importants, qui laissent émerger de nouvelles figures. Les raisons de cette « frénésie » tiennent aussi bien à des facteurs structurels qu’à des impératifs stratégiques servis par une conjecture financière favorable aux acquisitions.
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Un besoin structurel de masse critique
Portés par la vague actuelle d’acquisitions dans de nombreux secteurs d’après-crise, les télécoms se distinguent comme un secteur particulièrement actif en matière de croissance externe, activité dont le volume a atteint selon une étude de Standard and Poor’s de juin 2015 plus de 20 milliards d’euros au premier trimestre 2015, à mettre en regard du total de 60 milliards d’euros de l’an passé.
D’un point de vue concurrentiel, le marché des télécoms est depuis longtemps segmenté nationalement dans les pays développés, avec en général deux à trois opérateurs par pays depuis les dérèglementations successives des années 1990 (qui a vu la France ouvrir ce marché qui jusqu’alors était couvert uniquement par France Télécom à 2 autres acteurs en 1996, SFR et Bouygues Telecom, puis à Free en 2012). Cette segmentation constitue une barrière à l’entrée assez solide, ne serait-ce qu’à en juger par les nombreux troubles qu’a éprouvés Free pour l’obtention d’une concession en 2012. Une autre barrière à l’entrée est constituée par les infrastructures colossales que leurs réseaux requièrent, qui nécessitent des investissements initiaux et d’entretien importants — en contrepartie de quoi les firmes peuvent espérer des rendements d’échelle croissants (et un monopole naturel). Un dernier élément de taille caractérise cette industrie, conséquence de la fragmentation des marchés : des régulations fortes, que ce soit au niveau national ou, dans le cas des opérateurs européens, au niveau communautaire.
Jusqu’alors, les autorités concurrentielles nationales et européennes s’étaient montrées plutôt favorables à un surcroît de concurrence, surtout dans un pays comme la France où les ententes illicites entre les trois opérateurs « historiques » étaient régulièrement mises au jour et condamnées, particulièrement sur la période 1996-2004. On observe néanmoins un tournant après la concession accordée à Free en 2012, et fort du constat que la concurrence par infrastructure n’a pas tenu ses promesses (Free par exemple négociant avec SFR la location d’une partie de ses câbles et réseaux), des organes comme l’ARCEP en France ou la commission de Bruxelles expriment leur assentiment quant au processus de consolidation qui s’initie dans l’industrie. C’est ainsi que le régulateur français a autorisé le rachat par Numericable de SFR, filiale de Vivendi pour 17 milliards d’euros en 2014, et ne voyait pas d’un mauvais œil l’offre de 10 milliards faite par Patrick Drahi à Martin Bouygues pour sa filiale Telecom (offre depuis repoussée par le groupe Bouygues). De même, le régulateur britannique a approuvé en février dernier l’acquisition d’EE, filiale commune d’Orange et Deutsche Telekom, par British Telecom (BT) pour 15,7 milliards d’euros, autorisant par cette voie la création d’un géant britannique trois fois plus important que ses pairs européens les plus proches. Ce phénomène est aussi à l’œuvre en Allemagne, où Telefonica Deutschland a acquis E-Plus en septembre 2014, et en Irlande avec le mariage Three Ireland-O2 en mai 2014.
Plus structurellement, les gros acteurs des télécoms sont parvenus à faire valoir leurs inquiétudes auprès des régulateurs concernant leur masse critique et les convergences anticipées de leur offre. Le secteur est marqué par un besoin croissant d’infrastructures (le besoin en bande passante devrait être multiplié par 13 d’ici 2017)[1], et si les États, très avides de politiques numériques, entendent bénéficier des progrès des technologies de télécommunications de haut-débit (4G, fibre optique, cloud etc.) en pleine croissance, les opérateurs ont eux besoin d’amortir les énormes frais fixes liés à l’équipement sur une plus grande base d’abonnés, ce qui à court et moyen terme requiert des acteurs bien plus concentrés. À titre d’exemple, en rachetant SFR, Numericable a eu du même coup accès à une base de 12 millions d’abonnés sur 55 millions d’abonnés à une offre de téléphonie mobile en France (2014), et l’acquisition de Bouygues Telecom, pour laquelle Patrick Drahi était prêt à offrir 10 milliards d’euros, lui aurait apporté 10 millions d’abonnés de plus, élevant ainsi potentiellement sa part de marché à 40% du marché du mobile en France.
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Une réponse à de multiples défis stratégiques
Ce nouveau cycle de M&A qui s’est initié depuis trois ans répond aussi à des exigences stratégiques. Les firmes doivent en effet tenter d’enrayer la lente érosion de leurs marges opérationnelles depuis 2010, dues à un double effet : une baisse constante de la demande d’offre fixe, et une baisse progressive des tarifs mobiles (entre -10% pour la Grande-Bretagne et -50% pour la France, cf. une étude Amundi 2013). En outre, les consommateurs sont de plus en plus demandeurs d’une offre intégrée (télévision + câbles + portable + fixe), ce qui suppose pour chaque opérateur une présence dans des métiers connexes (ce pourquoi par exemple Numericable, Bouygues via sa filiale TF1 et Vivendi via sa filiale Canal+ se concurrencent pour acheter à prix d’or des droits d’événements sportifs) — et donc des rachats dans des activités liées.
Un élément important de la stratégie des entreprises du secteur réside également dans les changements de régulation annoncés en Europe, où la commission de Bruxelles entend (dès 2017) supprimer les sur-tarifs liés liés à l’international et, à terme, procéder à une unification des forfaits européens et à une baisse drastique des prix sur les offres intracommunautaires. Les gagnants annoncés de ces mouvements réglementaires seront bien sûr favorisés par un effet de masse et une présence forte dans les différents marchés européens, d’où la recrudescence des fusions transfrontalières (Numericable rachetant Portugal Telecom en 2014 pour 7 milliards d’euros, Orange tentant de se rapprocher de Telecom Italia en 2015, etc.).
Enfin, des grands opérateurs plus concentrés seraient mieux à même de renforcer leur présence dans les marchés émergents où se jouera l’essentiel de la croissance organique avec un potentiel d’abonnés tout à fait considérable : en Chine le marché de l’internet fixe devrait doubler de tailler d’ici à 2017, pour atteindre 895 millions d’abonnés ; au Brésil, l’accès à internet croît de 19% par ans et surtout, la région MOAN (Moyen Orient Afrique du Nord), dont l’accès à Internet représente un marché de 10 milliards de dollars en 2013, devrait progresser à un rythme annuel de 24%.
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Un financement facilité dans un contexte de taux bas.
Cette vague d’acquisition ne serait possible sans un contexte financier particulièrement propice à l’endettement. Avec des taux d’intérêts quasi nuls en Europe (et une BCE qui encourage les banques à prêter en abaissant encore le taux marginal de dépôt à -0,3% la semaine dernière), les acquisitions financées par LBO (leverage buy-out) se multiplient, dont le symbole demeure en Europe Altice, la holding de tête de Numéricable, qui cumule plus de 50 milliards d’euros de dettes dont 38 milliards dues au acquisitions des derniers 18 mois, ce qui porte son ratio dette nette/ebitda à près de 5, quand on sait que 3 est traditionnellement considérée comme la borne supérieure d’un endettement sain. Au vu des dernières contre-performances boursières d’Altice de la fin novembre, éprouvées après que le top-management d’Altice a déclaré ne plus envisager d’acquisition dans les six prochains mois, on pourrait néanmoins craindre que certains business-models des télécoms ne fonctionnent qu’à l’acquisition, et soient donc très sensibles à un renversement des tendances monétaires. Et si, également, les synergies envisagées tiennent leurs promesses au-delà de simples mutualisations des ressources et rationalisations d’effectifs.
Recourir au M&A pour les grands acteurs des télécoms européens est une nécessité, tant à cause de leur besoin d’infrastructure, de leur exigence de masse critique, de la croissance de leur base d’abonnés en Europe et en dehors, des contraintes réglementaires et de la baisse de leurs tarifs. Le contexte monétaire, qui permet un endettement à taux historiquement bas et des leviers très importants, ne peut s’y prêter mieux, et il y a fort à croire que cette dynamique ne soit encore qu’à son début. Non certes sans soulever de nombreuses interrogations liées à la création de valeur effective issue de cette consolidation.
Vincent Ode, étudiant à HEC Paris et Contributeur du blog AlumnEye
[1] Étude Cisco Visual Networking Index, février 2013.
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