« Lazard est la maison qui a inventé la banque d’affaires moderne. Se spécialisant dans le conseil, la connaissance des hommes et des secteurs, elle a été l’initiateur des grands mouvements de restructuration industrielle, de remodelage économique. Son rôle précurseur lui a permis de se retrouver au cœur de la transformation du monde économique, de devenir l’un des acteurs puissants du capitalisme financier moderne. » C’est par ces mots que Martine Orange, auteure du superbe ouvrage Ces messieurs de Lazard, sur l’histoire de la maison Lazard Frères, résume le rôle fondateur de cette institution dans l’émergence du capitalisme contemporain. Fondée en 1848 par les trois ainés d’une famille juive de Lorraine, ayant débuté dans le milieu du textile, Lazard s’est imposée comme véritable phénix de la finance mondiale, se réinventant et renaissant de ses cendres à chaque siècle. D’abord portée par la ruée vers l’or, qui en 1851 mènera la famille de la Nouvelle-Orléans à San Francisco, la banque a prospéré aux Etats-Unis d’abord en devenant le premier acteur du transfert d’effets de commerce et du marché des changes, puis en Europe en devenant la référence dans le secteur des fusions-acquisitions. Cette ascension a été accompagnée et rythmée par une succession d’évènements et de personnalités qui, bien loin de seulement modifier l’image ou la réputation de la banque, ont profondément participé à la structuration des économies contemporaines.
Un vivier d’hommes d’exception
L’histoire de Lazard est avant tout une histoire d’hommes, une histoire de famille plus précisément, puisque la banque n’accueillera qu’en 1929 son premier associé-gérant non membre d’une des familles fondatrices.
La première figure marquante de l’épopée Lazard est Alexandre Weill, né en 1834, cousin des frères Lazard, qui présidera à la destinée de la branche américaine de la banque à partir de 1880 jusqu’à sa mort en 1906, et parviendra à l’imposer comme acteur légitime dans le dur écosystème des banques montantes à Wall Street, face à JPMorgan, Goldman Sachs, Lehman Brothers, First Boston, Loeb & Kuhn… L’autre fait d’armes d’Alexandre Weill, dont le succès a été prolongé par son fils David-Weill, puis son petit-fils Pierre David-Weill, est d’avoir durablement installé la banque comme conseil des gouvernements. Sincèrement patriote, et conservant malgré son éloignement géographique, des liens forts avec la France, Alexandre Weill a, via la filiale londonienne de la banque, participé au refinancement du gouvernement français suite à la chute du Second Empire. Il est aussi celui qui inscrira dans les gènes de Lazard un attachement fort au monde de l’art, inspirant une tradition inévitablement perpétuée par la suite, à l’image de son petit-fils, Jean David-Weill, conservateur du musée du Louvres après 1945.
Le fils d’Alexandre Weill, David, né en 1875, régent de la Banque de France en 1935, est le précurseur d’une génération de banquiers surdoués et civilisés qui dirigeront la banque au cours du XXème siècle, comme les décrit Martine Orange : « Les associés étaient de grands messieurs. Ils avaient l’intelligence de faire confiance à ceux qu’ils avaient choisis. Suivant de très près l’évolution politique et économique, disposant de belles relations et de moyens des plus importants gentlemen s’il en fut, ils s’astreignaient pourtant à beaucoup de présence dans leur bureau, à beaucoup de séjours à l’étranger, et, tout en faisant la part de leurs hobbies, ne négligeaient jamais ce qu’ils estimaient comme leur devoir de métier. » Ces caractéristiques sont celles qui permettront aux cadres de Lazard de s’immiscer au cœur des plus hautes sphères décisionnelles d’Europe, et de devenir les conseils favoris des gouvernements, face à de très anciennes et prestigieuses familles comme les Rothschild, rivaux de toujours.
Ainsi, au sortir de la Première Guerre Mondiale, nostalgique du faste de la Belle Epoque, le gouvernement Poincaré fait appel en 1924 à David-Weill et à Michel Lazard, fils d’un des frères fondateurs. Grâce à leurs connexions au sein du gouvernement, aux relations intimes qu’ils entretiennent avec les dirigeants de la Banque de France (alors dirigée par François de Wendel et Edouard de Rothschild), à leur connaissance aigüe des marchés financiers et à la force de frappe accumulée grâce au transfert d’or, les deux banquiers parviennent à redresser le franc. Mettant en garantie les avoirs de la Banque de France, ils obtiennent, par une opération tout aussi ingénieuse que novatrice, à contrer la fièvre inflationniste et à marquer les esprits, comme l’écrit Martine Orange : « Cette victoire installe la puissance de Lazard. Pour le gouvernement, pour le Trésor, elle apparaît comme la seule banque capable de mener avec brio une opération d’ampleur sur les marchés internationaux. Le souvenir de cette bataille gagnée noue des liens étroits entre la haute fonction publique et les gens de Lazard. Elle devient la maison la plus intime avec le pouvoir politique. »
Fort de ce succès, David-Weill élargit les équipes de Lazard, et accueille un trader ambitieux et talentueux en la personne d’André Meyer dont l’arrivée en 1921 à l’âge de 23 ans, de l’avis de Martine Orange, « va changer le destin de Lazard. Jamais aucun associé-gérant n’aura autant d’emprise, autant d’influence sur les destinées de la banque et, d’une certaine manière, sur la transformation du capitalisme de part et d’autre de l’Atlantique. »
C’est d’ailleurs André Meyer qui recrute un peu plus tard, à New York, l’une des figures emblématiques de l’histoire de Lazard, Felix Rohatyn. Né en 1928 d’une famille juive autrichienne, ayant traversé l’Europe et l’Atlantique aux côtés de sa mère afin de fuir l’antisémitisme montant, celui-ci a su gravir les échelons de la banque, de stagiaire à associé-gérant, et est devenu le premier interlocuteur de la banque auprès du gouvernement américain dans les années 1980-1990.
Enfin, dernière personnalité incontournable de la saga des Lazard, Michel David-Weill est le dernier héritier direct de l’empire, surnommé pour cette raison « Le dernier empereur de Wall Street ». Né en 1932, ayant dirigé la banque depuis 1961, il a successivement assisté aux transformations les plus radicales de l’histoire de la banque, et notamment l’introduction en bourse de 2005 qui l’a partiellement dépossédée de son héritage. De celui-ci il ne reste aujourd’hui plus qu’Eurazeo, la filiale de capital-investissement du groupe Lazard.
L’invention d’un métier
Lorsqu’André Meyer intègre Lazard en 1921, personne n’imagine à quel point il importera dans l’histoire de la maison, ni même dans celle de la finance moderne.
Son premier coup de maître touche Citroën. Il tente en 1927 une OPA hostile sur la captive bancaire du constructeur automobile, la Sovac, qu’il finit par imposer dans un contexte difficile pour Citroën. Le groupe est à cette époque pris à la gorge par des investissements trop lourds en comparaison avec des résultats minés par la crise économique. Cet épisode, au cours duquel Michelin s’alliera avec Citroën, marque l’industrie française. Elle réalise alors le pouvoir des institutions financières, et reconnaît la légitimité de Lazard en tant que conseiller en opérations boursières.
Les opérations de ce type se multiplieront par la suite, à l’initiative d’André Meyer. Peu satisfait des rendements rapportés par l’activité de capital-investissement, le banquier-courtier devient un banquier-conseil : le métier des fusions-acquisitions est né. Selon Martine Orange, « rarement financier aura autant modelé un métier à l’image de sa personnalité. Il n’est plus un banquier extérieur, il se met à la place du client, raisonne de son point de vue et entend avoir les moyens d’infléchir la ligne. Mi-stratège, mi-confesseur, il connaît tout d’eux, leurs vues, leurs craintes, leurs déboires conjugaux. Se retrouvant au centre d’un formidable réseau d’information, il laisse entendre des choses, sans jamais rien dévoiler ou apparaître en pleine lumière. » Lazard et Meyer sont entre autres à l’origine du conglomérat International Telephone & Telegraph, formé pendant les années 1960, qui fera par la suite, en 1995, sous la pression des autorités anti-concurrentielles américaines et du gouvernement Clinton, l’objet d’une des plus grosses scissions de l’histoire.
En France, Lazard a aussi marqué l’histoire en soutenant l’émergence du géant de l’agroalimentaire Danone dans les années 1960. À son origine se trouvait le verrier lyonnais Boussois-Souchon-Neuvesel, lui-même partiellement propriétaire des sources Badoit, Evian et Vittel. Sur les conseils de Meyer, et malgré une première OPA ratée sur Saint-Gobain, Antoine Riboud, PDG historique de Danone de 1962 à sa mort en 2002, a bâti un véritable empire, générant aujourd’hui un chiffre d’affaires annuel de plus de 21 milliards d’euros.
Une maison au cœur du pouvoir
Autre caractéristique marquante de la maison Lazard, son rapport avec les sphères de pouvoir est extrêmement poussé, à l’image de Félix Rohatyn qui après avoir atteint le poste d’associé-gérant en 1961, a accepté d’être l’ambassadeur des Etats-Unis en France en 1997.
Les exemples cités de l’engagement de la banque auprès du gouvernement français, tant en 1871 après la guerre franco-prussienne, qu’en 1924 pour soutenir le franc Poincaré, pourraient être multipliés. Ainsi l’éclatante intervention du bureau américain de Lazard lors de la quasi-faillite de la ville de New York en 1975. Privée du soutien du gouvernement fédéral de Gerald Ford, conseillé par Alan Greenspan, la municipalité souffre d’un déficit chronique, dû à une politique fiscale laxiste et à un niveau de prestations sociales démesuré. Le maire de l’époque, Abraham Beame, n’a plus alors d’autre issue que d’en appeler, par l’intermédiaire de Hugh Carey, gouverneur de l’Etat de New York, aux banques et aux gouvernements étrangers. C’est à la demande du président français Valéry Giscard d’Estaing que la banque Lazard soutiendra la mairie et l’assistera dans l’élaboration d’un plan de sortie de crise. L’actuel CEO de Lazard, Kenneth Jacobs, avait déclaré en 2010, au moment du retour de Rohatyn, surnommé « Felix the fixer » : « Sa sagesse et son expérience sans rivale dans la coopération avec les multinationales, les établissements financiers et les gouvernements, l’étendue de ses relations dans les secteurs privé et public et sa longue histoire chez Lazard seront une formidable valeur ajoutée pour nos clients, moi-même et notre équipe de direction. »
Le métier du conseil en restructuration de dettes souveraines est depuis toujours une véritable marque de fabrique pour Lazard, à l’instar de son intervention sur le dossier de la crise grecque. Incarnée par Michèle Lamarche, une HEC passée par Bank of America, Lazard dirige depuis 2012 le consortium de banques chargé d’organiser et de renégocier le remboursement de la dette grecque envers le Mécanisme Européen de Solidarité. La banquière n’a pas été choisie par hasard, puisqu’elle a déjà signé la restructuration de la dette argentine, finalement payée en avril 2016, après la plus importante levée de fonds de l’histoire du pays, celle de la Côte d’Ivoire, de l’Indonésie, de l’Irak, du Kazakhstan et du Gabon.
Une banque pleine d’ambitions
Si Lazard s’impose en référent sur le segment du conseil en restructuration de dettes souveraines, elle demeure incontestablement un acteur majeur du marché des fusions-acquisitions, notamment en France grâce à un banquier charismatique et iconoclaste : Mathieu Pigasse.
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Sorti de l’ENA en 1994, l’actuel vice-président de Lazard en Europe et propriétaire des magazines Les Inrockuptibles et des journaux Le Monde et le Huffington Post, est l’incarnation d’une nouvelle génération de banquiers. Lui et Erik Maris ont pris la tête de la maison après le décès de Bruce Warsserstein, président entre 2001 et 2009. Le duo n’est pas sans rappeler celui formé par Pierre David-Weill et André Meyer en leur temps, comme le décrit Martine Orange : « L’un est calme, distant, mondain, aimant la culture, l’autre est volcanique, rugueux, bourgeois, pensant d’abord au travail et à l’argent. » Comme l’histoire le laissait deviner, Erik Maris a fini par quitter Lazard quelques mois plus tard, pour rejoindre Jean-Marie Messier, un autre ancien de la maison, pour co-diriger sa propre banque d’affaires, MM&A. Depuis 2011 donc, l’ex-directeur de cabinet de Dominique Strauss-Kahn impose sa patte chez Lazard, et tente de maintenir le rang de la maison, accompagné de l’indéboulonnable Bruno Roger, un ancien qui a connu l’époque dorée où Michel David-Weill, Serge Bernheim et David Daustresme régnaient sur le CAC40. C’est ensemble que Pigasse et Roger sont parvenus à décrocher d’importants mandats comme en 2015 le conseil de l’Oréal pour le rachat d’une partie de ses actions dans Nestlé, de Dongfeng dans l’entrée au capital de PSA ou de Lafarge dans sa fusion avec Holcim.
À rajouter à ce beau tableau de chasse, qui a permis à Lazard de remonter au podium des meilleurs conseillers en fusions-acquisitions en France en 2015, l’acquisition de SFR par Numéricable, à laquelle Lazard avait participé, par l’intermédiaire de Vincent Le Stradic, l’associé gérant spécialisé dans le secteur des TMT, figure montante chez Lazard, « l’homme aux 500 milliards de deals » comme le surnomme la presse américaine.
De nouveaux métiers
Il est à noter enfin que la banque a mis en place depuis les années 2000 une stratégie de diversification importante. En parallèle à ses deux activités historiques, le M&A et l’Asset Management (Lazard gère plus de 147 milliards de dollars d’actifs, faisant de l’institution l’un des 100 plus importants asset managers au monde), elle s’est développée dans de nouveaux métiers, excellant désormais dans toutes les branches du Financial Advisory, et confirmant sa nature de précurseur dans le monde de la Finance.
C’est le cas notamment de son expertise en restructuration, de plus en plus reconnue, tant en France qu’aux Etats-Unis. Lazard a su adapter le savoir-faire acquis grâce à son activité de conseil en dette souveraine à la renégociation avec les créanciers d’entreprises en difficultés financières, que ce soit en amont ou en aval d’une procédure collective. Ce sont au total plus de 500 opérations de restructurations que Lazard a accompagnées, pour une valeur totale d’à peine moins de mille milliards de dollars.
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Lazard monte aussi en puissance dans le segment de l’Equity Advisory, un métier récent, positionné en support à l’Equity Capital Market. Les Equity Advisors agissent en intermédiaires entre les clients et les banques d’investissements mandatées pour un deal ECM, qu’il s’agisse d’une IPO, d’un block-trade ou d’une augmentation de capital. Leur rôle, imaginé après la crise économique de 2008, destiné à redynamiser le marché des IPO, est d’assister le client dans la sélection et la planification stratégique de l’opération, sans jamais avoir à intervenir dans la distribution ni la structuration.
En conclusion, Lazard a de toute évidence marqué en profondeur le monde de la banque d’investissement, puisqu’elle en a inventé l’essence même. Mais elle a aussi structurellement influencé l’évolution des économies française et américaine, en y inspirant plusieurs des plus importantes opérations. Cette mission, soutenue par d’autres activités en croissance, sera certainement appelée à être poursuivie dans les prochaines années. Et ce d’autant plus que la signature de Lazard reste la même, comme l’écrit Martine Orange : « Lazard, c’est le Dior du monde bancaire. Une maison d’excellence, de raffinement, de luxe, où se trouvent les meilleurs conseils, où se côtoient les clients les plus puissants. »
Anatole Lizee, étudiant à l’ESCP-Europe et contributeur du blog AlumnEye
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