Solocal, Sephora, Valeo, Petit Jean, Eurotunnel, SeaFrance, SNCM, Fagor-Brandt, Sinequanone, Moulinex… Le point commun entre toutes ces entreprises ? Chacune d’elles a fait l’objet, en son temps, d’une restructuration de grande ampleur. Au plus fort de la crise économique et financière de 2008, les défaillances d’entreprises menaçaient en France plus de 200 000 emplois et 63 000 entreprises. Le tissu économique français a été très largement touché par des faillites massives. Destructrices d’emplois, elles ont surtout fait peser sur l’économie un risque systémique réel, puisque, comme en 2009, ce sont près de 5 milliards d’euros de dettes fournisseurs qui ont été abandonnées dans les pires années de récession. Dans ce contexte particulièrement sombre, une catégorie spécifique d’acteurs parvient à tirer son épingle du jeu : les fonds de capital-retournement. Comme l’écrivent J.J Uttwiller et C.E Prieur, du cabinet d’avocats UGGC, « Le fait d’investir en capital dans une société en difficultés avérées peut paraître au premier abord téméraire, voire suicidaire ». Car « lorsqu’une société connaît une crise majeure et s’approche de la cessation de paiements, beaucoup d’acteurs traditionnels de son développement s’éloignent », et « l’investissement en capital dans une société non cotée est structurellement la forme d’investissement la plus risquée du fait de l’absence de sûretés ». Comment alors expliquer et mesurer le succès des spécialistes du capital-retournement ? Il faudra avant de développer deux cas pratiques emblématiques de ce business-modèle si particulier, présenter les caractéristiques clés permettant de comprendre le contexte dans lequel se développent ces fonds.
Un environnement extrêmement complexe
Le monde des entreprises en difficultés est caractérisé par une granularité extrême, expliquée tant par la complexité des règles et situations le composant, que par la multitude d’acteurs y cohabitant.
Deux situations bien distinctes sont à connaître pour pouvoir appréhender correctement l’action des fonds de capital-retournement. L’entreprise peut d’abord être dans une situation de solvabilité totale, mais connaître des difficultés économiques ou financières qui pourraient, à court ou moyen terme, l’empêcher de respecter ses engagements vis-à-vis de ses créanciers ou fournisseurs. Elle peut alors décider de gérer ses difficultés en interne, ou faire appel à la justice via le déclenchement d’une procédure de sauvegarde : régime né en 2006 et permettant au chef d’entreprise d’être accompagné et de bénéficier d’un cadre favorable pour la prévention des difficultés et la renégociation de sa dette. Second cas, l’entreprise peut, et c’est le cas des entreprises citées en début d’article, faire l’objet d’une procédure collective déclenchée du fait de son incapacité à couvrir ses engagements financiers : c’est la cessation de paiements. Elle fera alors l’objet d’un redressement ou d’une liquidation judiciaire.
Les acteurs d’une procédure collective sont eux aussi extrêmement nombreux et varient d’une situation à l’autre. L’administrateur judiciaire est le responsable désigné par le juge-commissaire (le chef d’orchestre de la procédure collective) pour assurer la gestion de l’entreprise. Si le dirigeant a été maintenu dans ses fonctions, l’administrateur l’accompagne durant la procédure et dans la négociation avec les créanciers. Évidemment, ces derniers sont les acteurs cardinaux de la procédure puisqu’ils seront les interlocuteurs privilégiés, selon leur rang dans la fameuse « cascade de paiements », en cas de liquidation de l’entreprise. Autres acteurs importants, ayant assumé un rôle croissant et remarqué pendant les plus grosses faillites de la crise économique, les responsables politiques tendent à s’immiscer de plus en plus dans les dossiers économiques. En témoigne l’engagement de Nicolas Sarkozy dans le redressement de l’usine de fabrication de sous-vêtements Lejaby en 2012, finalement reprise par un proche de Bernard Arnault. Arnaud Montebourg, dans l’affaire de la fermeture des hauts-fourneaux d’Arcelor-Mittal à Florange, en était même arrivé à menacer le groupe d’une nationalisation partielle en 2013. Enfin, pour couvrir l’aspect financier des restructurations, les plus grands cabinets d’audit mobilisent des départements complets chargés d’assurer une revue générale des comptes de l’entreprise, et de détecter les points à améliorer pour parvenir à un redressement viable. En parallèle à ces mastodontes, Eight Advisory s’est imposé ces dernières années en leader du marché français du restructuring. Pour preuve, Cedric Colaert, associé responsable de cette activité au sein de cabinet français, et président de l’ARE, l’Association du Retournement d’Entreprises, qui remet le prix Ulysse récompensant chaque année le meilleur retournement en France. Il faut également noter le rôle croissant des cabinets d’évaluation financière qui s’orientent de plus en plus vers le restructuring, tels que Duff & Phelps ou Grand Thornton.
C’est dans ce paysage particulièrement fragmenté que naviguent les acteurs du capital-retournement en France. Il convient de faire remarquer avant d’aller plus loin dans l’analyse de leur mode de fonctionnement, que les fonds de restructuring, puisqu’ils s’exposent à des risques largement supérieurs aux normes de l’industrie du capital-investissement, ne sélectionnent leurs collaborateurs que sur des critères très précis et exigeants. Il est en effet largement recommandé pour postuler dans ce type d’entités, de bénéficier au préalable d’une expérience dans le domaine, que ce soit en risque-crédit, en évaluation ou en conseil en restructuration financière. Ils s’appellent Oaktree, Apollo, Arcole, D&P, Perceva, Towerbrook, Butler, Renaissance, Sequor ou Verdoso, et émergent, comme l’illustrent les deux exemples détaillés ici, en nouveaux acteurs du capitalisme français.
Lire aussi : Aux sources de l’incroyable ascension d’Oaktree : un modèle d’investissement contrarien
Doux, une réussite éclatante
En mai 2013, en pleine crise de l’agroalimentaire, conséquence directe et logique de la récession qui touche la zone euro à l’époque, la filière avicole bretonne bat de l’aile : le volailler Doux, groupe familial fondé en 1955, premier exportateur européen de volailles et concurrent direct du géant américain Pilgrim’s, est au bord du gouffre. Mise en redressement judiciaire, l’entreprise affaiblie par la faillite de sa filiale brésilienne, l’intensification de la concurrence internationale et de la guerre des prix contre les distributeurs, est à l’image de l’économie française : à genoux. A l’époque, selon l’assureur de crédits Euler Hermès et le baromètre Altarès des défaillances d’entreprises, près de 70% des jugements de procédures collectives sont des liquidations directes, sans possibilité de reprise ni de sauvetage donc. Avec Usine Nouvelle, c’est la France entière qui s’interroge : « Qui peut encore sauver les usines ? »
Et pourtant, après une tentative échouée de reprise par Barclays Capital, c’est un investisseur français qui apporte une lueur d’espoir, en la personne de Didier Calmels, président fondateur du fonds d’investissement Développement et Partenariats. Grâce à « une analyse fine et rapide des dossiers, un jugement solide, une vision parfaite et une frappe chirurgicale étonnante » selon Maurice Lantourne, avocat de la famille Doux dans le dossier, l’ami des Bolloré, Aulas, Dassault, Hénin ou encore Beigbeder assure la reprise du groupe. Soutenu par le premier client de Doux, le groupe saoudien Almujanem, D&P acquiert 52% du capital et maintient la famille Doux au rang d’actionnaire minoritaire. Malgré les très lourdes difficultés du groupe, et après la liquidation de deux abattoirs, le groupe parvient à se remettre sur pattes grâce à un plan de continuation bien construit, un pacte d’actionnaires solide, une gestion drastique de la trésorerie, et une vision stratégique rénovée. L’œuvre de Didier Calmels est d’autant plus admirable qu’elle a porté ses fruits très rapidement, puisque la BPI a soutenu le redressement par une série de prêts, et que la revente du volailler Doux a déjà été annoncée. C’est la coopérative bretonne Terrena qui s’est portée candidate pour racheter les parts de D&P : 28 millions d’euros d’investissements et ce, seulement 18 mois plus tard !
Mory-Ducros, un échec cuisant
Si l’épopée Doux est un cas d’école dans le monde du retournement, imaginer que les fonds spécialisés interviennent en héros et garantissent un sauvetage certain serait une erreur. La faillite de Mory-Ducros rappelle que ces opérations comprennent des risques très largement supérieurs à un investissement classique de Private Equity.
Fruit de la fusion entre Mory Team et Ducros Express, l’ancienne filiale de DHL en France, le groupe Mory-Ducros, leader français de la messagerie et de la logistique, rencontre de très lourdes difficultés financières. Elles sont liées au ralentissement de l’activité économique en France et dans le monde, et à la forte exposition internationale du groupe, qui opère plus d’un million et demi d’envois chaque année. En Novembre 2013, poursuivant la série noire initiée par Virgin Megastore et Doux, Mory-Ducros se déclare en cessation de paiements. Il s’agit du plus gros dépôt de bilan en France depuis 2001. Quelques mois plus tard, le Tribunal de Commerce valide la reprise du groupe, sous le nom de Mory Global, par le fonds Arcole Industries. La holding financière du groupe Caravelle, anciennement actionnaire d’Aventis, DHL ou France Telecom, bénéficie d’une forte expérience dans la gestion d’entreprises en difficultés. Cependant, malgré ce savoir-faire indiscutable, et le soutien du gouvernement, qui offrira au groupe via le Fonds de Développement Economique et Social un prêt de 20 millions d’euros, l’opération échoue. Arcole ne parviendra à sauver aucun des 5000 emplois menacés par la liquidation du groupe.
Très largement médiatisé et tout autant critiqué, cet épisode a marqué l’ensemble des acteurs du retournement d’entreprises, ainsi que la sphère politique ayant malheureusement développé une méfiance à l’égard des investisseurs en capitaux. Pour preuve, Arcole industries fait aujourd’hui l’objet d’une plainte pour abus de biens sociaux.
Ces deux exemples illustrent bien toutes les opportunités, et tous les risques, que le capital-retournement peut comporter. Pour autant, mais il apparaît clairement que si ce métier était plus institutionnalisé, il apporterait une plus-value essentielle à l’économie française. Or, c’est justement le chemin actuellement suivi. D’abord par l’émergence progressive de professionnels du management de transition. C’est le cas de Guilhem Brémond, qui avait participé au sauvetage d’Eurotunnel, ou encore d’Arnaud Marion, qui après avoir accompagné Didier Calmels dans le redressement opérationnel de Doux, est actuellement au directoire d’Ascométal, nouvelle victime de la volatilité du secteur pétrolier. Mais c’est aussi et surtout par la voie politique que le capital-retournement semble faire son nid, puisque le thème intéresse particulièrement le ministre de l’Economie Emmanuel Macron. Celui-ci affirmait en septembre dernier que le gouvernement était disposé à soutenir « la création d’un bras armé de l’Etat pour soutenir les entreprises en difficultés et éviter la décomposition du tissu industriel français. » Reste à savoir si ce sera via la CDC et ses fonds déjà actifs dans le segment du capital-investissement, ou via la création d’un organisme spécialisé dans le retournement, par exemple au sein de la BPI.
Anatole Lizee, étudiant à l’ESCP-Europe et contributeur du blog AlumnEye
Articles associés
15 mars, 2023