Un marché boursier efficient et transparent ne peut exister sans une recherche de qualité sur les titres des entreprises qui y sont cotées. Aussi, il est utile de prendre la mesure des profondes mutations qu’a connu le secteur de l’equity research depuis près de deux décennies, en particulier en Europe, où la récente directive européenne MiFID II (Markets in Financial Instruments Directive) l’a affecté de façon marquée. Aujourd’hui plus que jamais, l’importance capitale d’une couverture large et objective des valeurs boursières peut être lue à la lumière du krach boursier de mars 2020 et de ses ressorts profonds.

Tour d’horizon : qu’est-ce que l’equity research ?

Avant toute chose, de quoi parle-t-on ? L’equity research (ou recherche actions) est un segment de la recherche financière qui s’intéresse à la valeur des actions émises par les entreprises cotées. Son équivalent dans le domaine des obligations est le travail réalisé par les agences de notation.

Les analystes fondent leur analyse sur les données financières fournies de façon généralement publique par ces entreprises (rapports annuels, présentation des résultats trimestriels aux investisseurs, etc.) ou bien à l’occasion de rencontres avec leurs représentants, afin de valoriser la firme à son juste prix, dans des notes publiées régulièrement et qui avancent pour chaque action étudiée un prix cible (target price) accompagné d’une recommandation d’achat (buy, overweight), de vente (sell, underweight) ou d’adoption d’un comportement neutre (hold), c’est-à-dire ni vendre, si l’on possède le titre, ni l’acheter, si ce n’est pas le cas. Ce target price provient essentiellement de l’analyse fondamentale des documents financiers de l’entreprise, principalement via la méthode de valorisation par DCF (discounted cash-flow), mais peut également intégrer des éléments d’analyse technique qui, elle, s’intéresse aux graphiques de cours.

On distingue l’equity research sell-side et buy-side. La première, comme son nom l’indique, est vouée à être vendue par les brokers des grandes banques d’investissement ou de boutiques indépendantes à leurs clients, souvent investisseurs institutionnels (fonds d’investissement, asset managers, fonds de pension, etc.). Vendue… ou du moins fournie à ces derniers, dans la mesure où les notes de broker (les fameux rapports produits par les analystes, généralement entre deux et dix pages) leur sont traditionnellement offertes en complément des autres services que ces banques leur facturent, comme les activités de courtage. Cependant, cela est de moins en moins vrai, en particulier depuis la mise en place récente de la directive européenne MiFID II. Les principaux brokers en sell-side sont avant tout les grandes banques d’investissement américaines (Goldman Sachs, JP Morgan, Morgan Stanley, etc.), auxquelles on peut adjoindre quelques grandes banques internationales telles qu’UBS et Credit Suisse, ainsi que des acteurs de taille plus modeste mais néanmoins importants, à l’image des français Exane (BNP Paribas) et de la boutique indépendante Kepler Cheuvreux, du britannique Redburn ou de l’américain Morningstar. Quant à la recherche buy-side, elle désigne la recherche interne et donc non publiée, réalisée par différents acteurs cherchant à analyser directement les titres dans lesquels ils comptent investir selon les objectifs spécifiques de leurs portefeuilles. Il s’agit ainsi de certains fonds d’investissement (hedge funds, mutual funds, fonds de private equity, fonds de pension, etc.) ou encore de banques privées.

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Un secteur en forte mutation depuis le début du XXIe siècle

Un premier mouvement poussant au développement marqué d’une recherche sell-side indépendante (par opposition à celle traditionnellement proposée par les grandes banques) se dessine après l’éclatement de la « bulle internet » en 2001-2002. Ce krach boursier advient à un moment où des scandales financiers mettent à genoux plusieurs grands groupes, à l’image des américains Enron ou Worldcom. Dans le cas d’Enron, leader dans le secteur de l’énergie, l’une des premières capitalisations boursières des Etats-Unis avant sa faillite en 2001, il s’agissait d’un certain nombre de pratiques comptables frauduleuses visant à maquiller les pertes de l’entreprise. La chute d’Enron entraîne d’ailleurs celle du cabinet Arthur Andersen, chargé de l’audit de ses comptes et qui s’était rendu coupable d’une forte complaisance vis-à-vis de son client, réduisant de fait le club des « Big Five » d’alors à celui des « Big Four » que l’on connaît aujourd’hui. Ce climat de défiance vis-à-vis de l’information financière produite par les grands acteurs du secteur constitue un premier signal en faveur de la naissance ou du renforcement de boutiques d’equity research sell-side indépendantes.

En conséquence, et ce de façon encore plus marquée suite à la crise de 2008, la production en equity research des grandes banques d’investissement de Tier 1 a évolué pour se concentrer essentiellement sur les titres large-cap, activité la plus rentable dans la mesure où elle concerne les titres qui intéressent le plus d’investisseurs (de par leur liquidité), à l’image des géants technologiques américains Apple, Amazon ou Alphabet. Ceci revient, de facto, à priver de couverture une majorité des titres cotés. Ce choix stratégique s’explique avant tout par des arbitrages budgétaires, dans le cadre des colossales réductions de coûts, et donc de postes, engagées dans ces établissements à la suite de la crise financière. Ainsi, d’après Frost Consulting, le budget alloué à la recherche dans les grandes banques d’investissement a été coupé de plus 50% depuis la crise des subprimes, après un pic à plus de $8,5 milliards effectivement atteint en 2008.

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Cette mutation a eu deux principales conséquences. D’une part, un mouvement d’internalisation de la recherche, du sell-side vers le buy-side, de la part d’acteurs qui se reposaient auparavant pleinement sur les banques d’investissement pour leur fournir ce service. D’autre part, le développement de boutiques indépendantes cherchant à orienter leur recherche vers ces titres moins couverts. Ce phénomène est particulièrement marqué en Europe et en Asie, où la part de marché de ces boutiques a doublé, voire triplé dans les huit années suivant la crise de 2008, respectivement de 5 à 11% et de 3 à 9%, selon Integrity Research Associates. Elles réalisent alors souvent une recherche actions dite « sponsorisée », c’est-à-dire que ces boutiques sont payées par les entreprises cotées jugeant ne pas bénéficier d’une couverture suffisante pour obtenir cette dernière. Cette pratique pose à l’évidence la question des possibles conflits d’intérêt qui pourraient naître de la généralisation de ce type de relation commerciale, même si les acteurs du secteur s’en défendent vigoureusement.

L’Europe apparaît justement comme le laboratoire de ces problématiques, avec l’entrée en vigueur de la directive européenne MiFID II en janvier 2018, qui fait suite à une première directive de 2007. Ce nouvel instrument vise à rendre les marchés européens plus transparents et plus stables à travers une série de réglementations.

L’Europe au cœur de ces mutations

L’une des mesures de cette directive stipule que les services d’equity research doivent désormais être considérés comme un produit à part entière et, à ce titre, être facturés comme tel. L’objectif est de mettre fin aux pratiques relativement opaques consistant à facturer d’une seule pièce un ensemble de services incluant la recherche et les activités de courtage opérées par les brokers.

Pour ce qui touche à la recherche actions, la directive MiFID II exacerbe donc en Europe le phénomène précédemment décrit, déjà à l’œuvre depuis 20 ans sur les places financières mondiales. En effet, si les coûts de recherche sont plus transparents, les asset managers (les clients traditionnels des analystes en recherche actions du sell-side) peinent à justifier l’acceptabilité de ces derniers auprès des investisseurs qui cherchent à réduire leurs coûts, réduisant donc leur recours aux notes de recherche. Cela conduit les brokers, afin de maintenir leur niveau de profitabilité, soit à se concentrer sur un petit nombre de valeurs plus rentables (c’est la stratégie adoptée par les grandes banques), soit à exiger une rémunération pour couvrir les titres jouissant d’une plus faible visibilité (c’est notamment le pari fait par Kepler Cheuvreux ou par la boutique britannique Edison Investment Research) avec la recherche sponsorisée, sur un modèle qui s’inspire des agences de notation, qui facturent leurs prestations directement aux entités (Etats, entreprises, etc.) qu’elles notent.

Résultat, de nombreuses entreprises mid-cap et small-cap cotées sont laissées sur le carreau, comme en témoigne ce chiffre : entre fin 2017 et fin 2018 (soit après le lancement de MiFID II), le nombre moyen d’analystes couvrant une entreprise appartenant à l’indice mid-cap britannique FTSE 250 a diminué de 16%, passant de 8,5 à 7,1. Sur la place de Paris, entre les effets de la crise de 2008 et ceux de la mise en œuvre de MiFID II, le nombre d’analystes financiers a chuté de 54% entre 2005 et 2020. Une conséquence notable de ces évolutions en Europe est l’apparition d’une forte asymétrie d’information entre les investisseurs et les entreprises cotées, source de sous-valorisation boursière de bon nombre d’entre elles, de moyenne et petite taille. Un type d’acteur en particulier a su en tirer parti : les hedge funds. En effet, cette sous-valorisation constitue pour eux une opportunité d’investir dans les titres d’entreprises bon marché, à l’image de ce que pratique le fonds Lucerne Capital Management, spécialisé sur les actions d’entreprises européennes valorisées entre $1 et $15 milliards.

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Un déclin de l’equity research dangereux pour la stabilité financière

Une chose est sûre, l’analyse financière fondamentale est essentielle au bon fonctionnement d’un marché boursier. L’absence ou l’insuffisance de la recherche est source de distorsions entre la valeur de marché et la valeur fondamentale des entreprises qui y sont cotées, qu’il s’agisse de surévaluation ou de sous-évaluation. On peut également lire le problème à l’envers : l’importance accordée aux résultats de la recherche est fonction de l’état du marché. En situation de bull market (marché haussier), les investisseurs ont tendance à prêter davantage attention aux indicateurs allant dans le sens d’une prolongation de la hausse et à ignorer les signaux faibles (fragilité des bilans des entreprises, niveaux d’endettement importants, etc.), par un phénomène de biais de confirmation généralisé. Autrement dit, dans ce contexte, les rapports de recherche sont relativement moins lus. Quel que soit l’angle adopté, la tendance des banques du sell-side qui la produisent et des assets managers qui doivent désormais parfois l’acheter, à considérer la recherche comme un centre de coût plutôt qu’une source de profits à long terme, constitue la principale cause d’affaiblissement du secteur.

On se souvient que l’incapacité des agences de notation à estimer correctement le risque porté par des actifs titrisés, tels des CDO (collateralized debt obligation), a constitué l’une des causes majeures de la crise de 2008. Nombre de ces produits structurés risqués avaient pourtant reçu la notation investment grade, habituellement attribuée aux entreprises ou actifs portant un faible risque (avec une note située entre AAA et BBB-). De la même façon, on peut lier dans une certaine mesure l’affaiblissement des moyens accordés à l’equity research sell-side, observé depuis 20 ans et la formation de la bulle sur les marchés boursiers, observée après la reprise post-2008, en particulier autour des valeurs technologiques. En juin 2019, Goldman Sachs tirait ainsi la sonnette d’alarme quant à la surévaluation de ce type de valeurs. En effet, face à un P/E ratio déjà élevé de 30 pour le S&P 500 fin 2019, certains géants technologiques américains affichaient un ratio encore plus élevé, notamment plus de 87 pour Amazon. Il ne s’agit pas de prétendre que les fondamentaux financiers de ces firmes sont mauvais, mais de souligner le caractère exorbitant de leur valorisation boursière, comparé à leurs performances réelles.

Une telle bulle éclate lorsqu’un évènement exogène vient ébranler la confiance des investisseurs, à l’image de la pandémie de Covid-19, responsable du krach boursier de mars 2020. Mais un autre facteur qui, lui, est structurel, vient accentuer l’ampleur du krach : l’importance de la pratique du trading haute fréquence, système par lequel des algorithmes mathématiques réalisent un grand nombre de transactions en très peu de temps de façon automatisée. En effet, les algorithmes sont programmés pour clôturer la position dès que la volatilité dépasse un certain seuil. Sachant que, depuis la crise de 2008, le HFT (high-frequency trading) représenterait plus de 50% du volume des actions échangées sur les marchés boursiers américains, la liquidation automatique, simultanée et massive de positions boursières, suite à une hausse de la volatilité, est responsable d’un phénomène systémique qui engendre lui-même une hausse de volatilité, d’où l’entrée dans un cercle vicieux. On comprend alors mieux la chute des indices boursiers mondiaux, ainsi que le pic récent du VIX, indicateur de référence de la volatilité sur le S&P 500, qui a dépassé 80 le 16 mars 2020, niveau jamais atteint depuis 2008. Cette prévalence de formes automatisées de trading souligne une nouvelle fois le déclin de l’equity research, quand l’analyse technique la plus radicale (à extrêmement court terme) prend le pas sur l’analyse fondamentale, au détriment de la stabilité du marché.

Si la formation de bulles s’explique par une distorsion du marché (par manque d’information ou d’intérêt accordé à cette information), l’equity research s’impose donc comme un rouage nécessaire au bon fonctionnement de ce dernier. Aussi, l’affaiblissement du secteur, s’il venait à s’accentuer dans les années à venir, devrait logiquement aller de pair avec une hausse de la volatilité.

Nathanaël Zobel-Pantalacci, étudiant à Grenoble Ecole de Management et contributeur du blog AlumnEye