Le 19 avril 2021, la Commission Européenne se saisissait pour la première fois de la problématique des « killer acquisitions » (« acquisitions tueuses ») en acceptant d’étudier le rachat de Grail, une start-up française basée en Californie et spécialisée dans le dépistage du cancer, par Illumina, le leader mondial du séquençage ADN. Le 30 novembre 2021, l’autorité de la concurrence britannique (CMA) ordonnait à Facebook de revendre la plateforme de partage de gifs Giphy, qu’elle avait acquise le 15 mai 2020, au motif que cet achat pourrait être motivé par le désir d’évincer un potentiel futur concurrent.
Ces deux événements sont révélateurs de la préoccupation des régulateurs européens face aux rachats des start-up opérant sur le continent. Si elles sont classiquement absentes de tout contrôle en termes d’atteinte à la concurrence en raison de leurs faibles niveaux de chiffre d’affaires, les acquisitions des jeunes pousses commencent à faire l’objet d’intenses examens afin de protéger leurs innovations. Alors que les contrôles en matière de concurrence visent traditionnellement à éviter l’émergence d’un monopole, ce changement copernicien de politique est décrié par certains acteurs du M&A. Ils dénoncent une menace pour le développement des jeunes entreprises innovantes dans la mesure où ces nouvelles politiques pourraient décourager leur acquisition et freiner leur croissance.
Le contrôle des killer acquisitions menace-t-il le développement des start-up européennes ? Est-ce la seule voie pour protéger la tech européenne face aux géants étrangers ? Analyse d’une tendance qui pourrait impacter durablement l’écosystème de ces jeunes entreprises innovantes.
Qu’est-ce qu’une killer acquisition et comment expliquer la préoccupation des autorités européennes ?
Si le fait d’acquérir une cible dans l’objectif de limiter la concurrence n’est pas un phénomène nouveau, le concept de killer acquisition développé dans les travaux de Cunningham et al. en 2018 (Killer Acquisitions) a eu une grande résonance sur la doctrine des autorités chargées de maintenir une concurrence saine sur le marché. Une “killer acquisitions” se réfère ainsi à la stratégie par laquelle l’entreprise acquéreuse décide “d’arrêter le développement des projets d’innovation de la cible et de faire barrage à une concurrence future.” Ainsi, contrairement au schéma classique d’une acquisition motivée par l’ambition de réaliser des synergies, une killer acquisition repose sur le pari qu’il serait plus rentable de surpayer aujourd’hui un produit plutôt que de subir une perte de recettes au moment où il viendrait à maturité.
Ces killer acquisitions attirent particulièrement l’attention car elles concernent des jeunes entreprises innovantes dont l’acquisition ne fait l’objet d’aucun contrôle anti-concurrentiel. En effet, la plupart des pays de l’OCDE, dont notamment les États membres de l’Union européenne, a développé un système de notification obligatoire des opérations d’acquisition qui est fondé sur un critère de chiffre d’affaires. Cette méthode repose sur l’idée simpliste que si les parties à l’opération ont un faible niveau de chiffre d’affaires alors le risque concurrentiel serait marginal. Ainsi, en Europe, les opérations doivent être notifiées à la Commission si les entreprises ont cumulativement un chiffre d’affaires d’au moins 5 milliards d’euros dans le monde et de plus de 250 millions d’euros dans l’UE. Les autorités nationales prennent ensuite le relai pour les opérations de moins grandes envergures. À titre d’exemple, l’Autorité de la Concurrence française est compétente si le chiffre d’affaires des entités concernées est supérieur à 150 millions d’euros dans le monde et 50 millions d’euros en France. En revanche, si ces seuils de chiffre d’affaires ne sont pas atteints, alors l’opération ne sera pas contrôlée.
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C’est pourquoi l’acquisition d’une start-up ne fait généralement pas l’objet d’une analyse. Selon un rapport rédigé par Jason Furman en 2019 (Unlocking digital competition Report of the Digital Compétition Expert Panel), sur les 400 acquisitions réalisées par les GAFAM entre 2008 et 2018, très peu ont été examinées et aucune opération n’a été interdite. Le même constat a été posé par les autorités en charge du contrôle des concentrations du BeNeLux (Belgique, Pays-Bas, et Luxembourg). Dans une note conjointe publiée le 10 octobre 2019, elles alertaient sur leurs difficultés à contrôler les acquisitions de cibles de petites tailles par les plateformes dominantes.
Pour se convaincre de cette complexité, il suffit de constater que l’acquisition par Facebook d’Instagram n’avait pas fait l’objet d’un examen par la Commission en raison de la faiblesse des chiffres d’affaires. Ainsi, le 9 avril 2012, Mark Zuckerberg annonçait le rachat pour 715 millions de dollars d’Instagram, une jeune entreprise qui développait une application qui n’était alors disponible que sur l’App Store et comptait à peine 30 millions d’utilisateurs (à comparer aux 2 milliards d’aujourd’hui). À l’époque, plusieurs médias s’interrogeaient sur le sens de cette acquisition et la valorisation de l’entreprise dans la mesure où cette dernière n’avait pas développé un modèle économique durable, qu’elle ne dégageait aucun chiffre d’affaires, et qu’elle n’avait déposé aucun brevet. L’acquisition fut tout de même examinée par la Federal Trade Commission (FTC) des États-Unis qui l’approuva à l’unanimité de ses membres.
Néanmoins, huit ans plus tard, en décembre 2020, cette même autorité déposait une plainte pour abus de position dominante à l’encontre de Facebook, dénonçant “une stratégie systématique visant à éliminer ce qui menace son monopole”. La FTC reprochait notamment à Facebook d’avoir étouffé les menaces potentielles à son modèle économique par l’acquisition de concurrents comme Instagram. Cette plainte fut rejetée en juin 2021, mais la FTC a déposé un nouveau dossier en août dernier, reprenant en substance les mêmes reproches et mettant en avant que “les actions de Facebook [avaient] supprimé l’innovation et l’amélioration de la qualité des produits.” Cependant, Facebook conteste ces accusations en mettant en avant que cette acquisition a permis à Instagram de devenir un succès planétaire. Ainsi, la véritable nature de cette acquisition fait encore aujourd’hui l’objet de nombreuses controverses. Cet exemple met en lumière qu’avec la révolution numérique et l’émergence de nouveaux business models, le critère traditionnel du chiffre d’affaires ne permet pas de mesurer le véritable poids concurrentiel des jeunes pépites.
Quelle est la proportion de ces killer acquisitions ?
Dans la mesure où ces acquisitions passent en dessous des radars, l’ampleur du phénomène est complexe à estimer. Néanmoins, les recherches menées par Cunningham et al. dans le secteur pharmaceutique font état d’un minimum de 6 % de killer acquisitions. Cela représente environ cinquante opérations par an dans ce secteur. Ce sont toutefois les acquisitions des plateformes technologiques qui ont récemment attiré l’attention des observateurs. Gauthier & Lamesch (Mergers in the Digital Economy, 2020), dans une étude portant sur les 175 acquisitions réalisées par les GAFAM entre 2015 et 2017, observent que dans plus de 60 % des cas les produits achetés ont été abandonnés par la suite. Néanmoins, ils concluent qu’une seule opération parmi celles étudiées serait susceptible de recevoir la qualification de killer acquisition : le rachat de Masquerade par Facebook en mars 2016. Cette start-up fondée en 2015 et qui développait une plateforme d’échange de contenu photographique offrant de nombreux filtres avait connu une croissance exponentielle, passant de moins de 2 millions d’utilisateurs en janvier 2016 à plus de 13,2 millions en mars 2016. Facebook enterra finalement cette application en avril 2020.
C’est également la crainte d’une potentielle killer acquisition qui a motivé la décision de l’autorité de la concurrence britannique (CMA) de procéder à l’annulation du rachat de Giphy par Facebook en novembre dernier. Au moment de son acquisition, en mai 2020, la start-up développait un nouveau service d’interface publicitaire, le « Paid Alignment advertising proposition ». Ce produit, qui permettait de créer des publicités à partir de gifs, commençait à être utilisé par des grandes entreprises comme Pepsi ou Dunkin’ Donuts. Dans ses conclusions, la CMA notait que Facebook avait exigé de Giphy la cessation de cette activité qui venait directement concurrencer le business model du réseau social.
Quelle est la réponse des pays européens face à cette menace ?
La Commission européenne est venue impulser une nouvelle dynamique dans le contrôle des killer acquisitions en modifiant l’année dernière son interprétation des règles de Droit. Ainsi, depuis le 31 mars 2021, les autorités nationales et les tiers peuvent saisir la Commission, sous certaines conditions, pour “les opérations qui concernent au moins une entreprise dont le chiffre d’affaires ne reflète pas le potentiel concurrentiel réel ou futur”. La Commission précise qu’une attention particulière est portée sur les jeunes pousses et les situations où la valeur reçue par le vendeur est substantiellement élevée par rapport au chiffre d’affaires de la cible.
C’est dans ce contexte que la Commission a accepté le 19 avril 2021, à la requête de la France et de cinq autres États membres, d’examiner l’acquisition de Grail par Illumina, le leader mondial du séquençage génomique. Grail est une biotech qui ne dispose d’aucun actif en Europe, mais qui utilise la technologie d’Illumina pour produire des tests de dépistage du cancer. Dans la mesure où Grail ne développe pas ses produits en Europe, l’opération n’aurait jamais pu faire l’objet d’un examen si le critère traditionnel du chiffre d’affaires avait été utilisé. Cependant, sur le fondement de sa nouvelle doctrine, la Commission s’est déclarée compétente et a même ouvert une enquête approfondie le 22 juillet 2021. Elle justifie sa décision au motif que cette acquisition pourrait entraver l’innovation, “en réduisant le choix, les caractéristiques innovantes et l’efficacité des produits à la disposition des patients, des médecins et des systèmes de santé”. Contestant la compétence de la Commission, les parties à l’opération ont décidé non seulement de saisir le Tribunal de l’Union mais aussi de procéder à la finalisation du rachat pour 7,1 milliards de dollars le 18 août 2021. Si l’affaire devant le Tribunal de l’Union décidera in fine si la Commission pouvait s’arroger une telle compétence, cette dernière a répliqué en prononçant en octobre dernier des mesures provisoires à l’encontre des deux entreprises afin de préserver la concurrence dans l’attente de sa décision finale. Elle devrait être rendue à la fin du mois de mars 2022.
Pourquoi cette nouvelle doctrine pourrait-elle menacer les start-up ?
Il faut craindre que cette nouvelle doctrine offensive vienne freiner le développement des start-up européennes en raison de l’incertitude qu’elle produit. Certains experts du Droit estiment que cette politique est génératrice d’une grande incertitude juridique. Dans son rapport With Illumina action, court to test EU Commission’s new merger referral policy, le cabinet d’avocats CMS estime ainsi qu’en encourageant les États membres à renvoyer des affaires à Bruxelles, indépendamment de leur propre compétence fondée sur le chiffre d’affaires, la Commission pourrait contrôler toute opération qu’elle juge digne d’être examinée. Cette inquiétude des cabinets d’avocats est d’autant plus vive que la Commission a indiqué qu’un contrôle pouvait également avoir lieu après la clôture de l’opération, même si elle juge qu’un renvoi serait inopportun si l’acquisition a été réalisée depuis plus de six mois. Ainsi, un autre cabinet, Skadden Arps Slate Meagher & Flom LLP, constate que ce nouveau pouvoir discrétionnaire de la Commission a pour conséquence de créer une incertitude sur la réussite d’une opération, d’étendre les délais de sa réalisation, et d’accroître son coût dans l’article Deal Uncertainty increases as Merger Control Authorities Gain Discretionary Power of Review).
Cette incertitude juridique pourrait impacter sévèrement le développement des start-up dans la mesure où l’acquisition par un grand groupe industriel est l’une des principales sources de financement des jeunes pousses. En effet, les start-up ont un accès limité aux financements bancaires en raison de l’incertitude qui pèse sur leur capacité de remboursement. C’est pourquoi, le rachat partiel ou total par un industriel est l’une des principales sources d’apport en argent frais permettant la pérennisation des innovations développées. Il faut également noter que, réciproquement, l’acquisition des start-up est aujourd’hui l’une des principales stratégies d’innovation des grands groupes. Ainsi, la presque totalité des entreprises de l’Euro Stoxx 50 ont créé leurs propres fonds pour acquérir ou investir dans des start-up, comme l’opérateur de télécommunication Deutsche Telekom ou encore la banque Santander. En France, le groupe SNCF poursuit par exemple sa transformation numérique à travers des investissements dans plusieurs start-up. Il a ainsi lancé en 2019 son propre fonds de capital-risque, 574 Invest, doté de 160 millions d’euros. En janvier 2022, ce fonds a investi dans Fluctuo, une plateforme d’intermédiation entre les acteurs du transport et du tourisme et les opérateurs de mobilité partagée. Le communiqué de presse de la SNCF annonce que ce financement permettra à l’entreprise de consolider sa position sur le marché européen, s’ouvrir à de nouveaux types de mobilités et intégrer à son offre les données sur les infrastructures urbaines comme les stations de recharge.
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Au-delà des éventuels risques induits par cette politique, un rapport préparé par le cabinet de conseil Bain & Company (Regulate with Care: The Case for Big Tech M&A, 2021) met en exergue que les dépenses en M&A des GAFAM entre 2005 et 2020 ont été, en réalité, bénéfique pour les consommateurs et n’ont pas entravé la concurrence. Ainsi, ils constatent que 72 % des fusions et acquisitions réalisées par les plus grands groupes de la tech américaine ont en réalité créé de la valeur pour le consommateur. De plus, ils notent que l’intensité de la concurrence et les niveaux de flux d’investissement augmentent à la suite de la majorité de ces opérations. Ainsi, l’exemple du rachat de Youtube par Google en 2005 est l’un des nombreux exemples d’opérations ayant profité au consommateur et à l’innovation sur nos marchés dans la mesure où YouTube est essentiellement à l’origine du marché du streaming vidéo.
Ainsi, l’impact négatif de cette politique sur le développement des start-up est à nuancer. Isabelle de Silva, présidente de l’Autorité de la Concurrence française, a souhaité rassurer les investisseurs en déclarant : “notre objectif n’est pas de faire du chiffre. […] Les transactions ne seront pas forcément refusées.”. De plus, ces nouvelles orientations doivent être comparées aux pouvoirs de l’administration américaine pouvant exercer son contrôle jusqu’à 10 après la clôture de l’opération. De manière générale, la législation américaine est l’une des plus restrictives au monde en termes de contrôle des acquisitions alors que son marché M&A et son écosystème de start-up est le plus dynamique. Ainsi, sur les 1000 Licornes existantes au mois de février 2022, 525 sont installées aux Etats-Unis contre 41 en Grande-Bretagne, 25 en France et 24 en Allemagne. Il convient donc de nuancer le lien entre l’augmentation des capacités de contrôle et un éventuel impact négatif sur le développement des start-up. Cette analyse est par ailleurs soutenue par un article publié par des chercheurs du département d’économie de l’Université de Zurich en octobre 2021 mettant en lumière que si l’interdiction des killer acquisitions aurait effectivement un impact négatif sur l’innovation, les effets seraient en réalité d’une magnitude assez faible (Killer Acquisitions and Beyond: Policy Effects on Innovation Strategies).
Ainsi, s’il est sain de vouloir protéger nos pépites européennes, la poursuite de cet objectif ne doit pas se faire au détriment de l’innovation et de l’accès aux financements. Néanmoins, ces nouvelles réglementations pourraient être aussi une source d’opportunités. Dans un monde aussi dynamique que celui des start-up, il sera sans doute très intéressant de suivre les nouveaux schémas de financement mis en place par ces entreprises. En effet, si l’incertitude provoquée par ce nouveau mode de contrôle décourageait réellement un certain nombre d’investisseurs traditionnels, de nouveaux acteurs et mécanismes de financement pourraient émerger. En tout état de cause, le contrôle des killer acquisitions n’en est qu’à ses débuts. Il faudra attendre ses premières applications pour déterminer si l’équilibre entre protection et innovation est suffisamment satisfaisant.
Arthur Munier, Aurélien Blachon et Clément Béchet, étudiants à Sciences Po Paris et contributeurs du blog AlumnEye
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