Depuis le 12 octobre 2023, une nouvelle contrainte posée par le droit de la concurrence européen pèse désormais sur les opérations de fusion-acquisition. Ce domaine d’activité n’est pourtant pas en manque de règlementations protectrices du marché concurrentiel. Citons à ce titre la procédure de contrôle des concentrations, qui impose une notification à l’Autorité de la concurrence des projets de concentration dépassant certains seuils, ou encore le contrôle des investissements étrangers dans les sociétés françaises opérant dans des secteurs dits sensibles. Désormais, les entreprises européennes devront également se soumettre au contrôle des subventions publiques en provenance d’États tiers à l’Union Européenne.
Genèse de la règlementation : la nécessité d’adapter le droit de la concurrence européen à une économie mondialisée
En 2019, la Commission Européenne a refusé, sur le fondement des règles du contrôle des concentrations du droit de la concurrence, la fusion entre les deux sociétés ferroviaires Alstom et Siemens. Cette décision a été vivement contestée par les responsables politiques français, dans le contexte où le géant chinois CRRC, né de la fusion de deux grands groupes publics chinois et soutenu par la Chine, remportait de nombreux appels d’offres en-dehors de ses frontières, ce qui lui a permis de devenir le premier producteur mondial de matériel roulant. Cette décision est « un mauvais coup à l’industrie européenne », prise sur de « mauvais fondements » avait alors déclaré le Premier ministre Edouard Philippe, tandis que la secrétaire d’État Agnès Pannier-Runacher affirmait que « ne pas construire une analyse de la concurrence en prenant en compte ce qui se passe sur le plan mondial » revient à « appliquer des règles du XXe siècle à une économie du XXIe siècle ».
Il est ainsi apparu nécessaire de revoir les règles du droit de la concurrence européen pour les adapter aux réalités internationales. C’est l’objectif visé par le règlement relatif aux subventions étrangères faussant le marché intérieur, dit « RSE », entré en vigueur le 12 janvier 2023 dans la foulée de son adoption par le Parlement européen et le Conseil le 14 décembre 2022. Le 10 juillet 2023, c’est son règlement d’exécution, détaillant les aspects procéduraux comme les informations à fournir par les parties concernées ou le processus d’enquête de la Commission qui a été publié.
Cette nouvelle règlementation a pour but de corriger le déséquilibre entre l’existence d’un contrôle des aides d’États dans l’Union Européenne et l’absence de contrôle des subventions accordées par des États tiers à des entreprises actives dans l’Union. En effet, comme précisé par la Commission européenne dans un communiqué de presse du 5 mai 2021, les règles déjà existantes en matière de droit de la concurrence, de contrôle des investissements étrangers et de passation de marchés publics et concessions ne couvrent pas les subventions étrangères ; ceci « procure à leur bénéficiaires un avantage indu lorsqu’ils acquièrent des entreprises actives dans l’UE, participent à des marchés publics ou exercent d’autres activités commerciales dans l’UE ». Ce que veut contrôler ainsi plus rigoureusement la Commission, ce sont les opérations réalisées en Europe qui seraient facilitées ou rendues possibles par des subventions étrangères. Désormais, un opérateur économique étranger voulant réaliser une opération d’acquisition en Europe devra non seulement remplir ses obligations au titre du contrôle des concentrations mais également déclarer une subvention qui viendrait faciliter voire rendre possible l’opération.
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Quelles nouvelles règles imposées aux entreprises et quels pouvoirs donnés à la Commission européenne pour les faire respecter ?
Plus précisément, ce que permet le RSE à la Commission européenne, c’est de contrôler certaines opérations, notamment les opérations de concentration et de passation de marchés publics (et concessions), lorsque les entreprises actrices ont bénéficié de subventions étrangères qui pourraient générer des distorsions faussant les conditions de concurrence au sein du marché unique ; nous allons définir par la suite précisément ces trois notions. En préalable, notons que, en matière d’opérations de concentration, la procédure instituée par le RSE se cumule avec celle du contrôle des concentrations prévue en droit de la concurrence par le règlement n°139/2004.
Le texte fait entrer dans son champ d’application toutes les entreprises (ou plus précisément, lors de la mise en application, les entreprises ou les groupes d’entreprises) qui exercent une activité au sein de l’Union et qui ont reçu une contribution financière de la part d’un État tiers, non membre de l’UE, dépassant un certain montant. Au sens de ce règlement, une contribution financière peut prendre, pour l’essentiel, les formes suivantes : transfert de fonds, incitation fiscale, compensation de charges financières, abandon de créance.
Depuis le 12 octobre 2023, les opérateurs économiques qui entrent dans le champ d’application du règlement doivent se soumettre à la procédure spécifique suivante :
- Une obligation de notifier à la Commission les opérations de concentration lorsque certains seuils sont dépassés :
- (i) l’entreprise acquise, l’une des parties à la fusion ou l’entreprise commune génère un chiffre d’affaires dans l’UE d’au moins 500 millions d’euros,
- (ii) la contribution, telle que définie ci-dessus, est de plus de 50 millions d’euros et a été accordée dans les 3 années précédant l’opération.
- Une obligation de notifier à la Commission toute participation à des procédures de passation des marchés publics ou concessions avec, ici, les seuils suivants :
- (i) la valeur estimée du marché est d’au moins 250 millions d’euros,
- (ii) la contribution financière étrangère concernée est d’au moins 4 millions d’euros par pays tiers et a été accordée dans les 3 années précédant l’opération.
S’ajoute à ces obligations un pouvoir d’enquête ex officio de la Commission européenne : pour toutes les autres situations de marché, la Commission peut ouvrir des enquêtes de sa propre initiative si elle soupçonne l’existence de subventions étrangères génératrices de distorsions. Cela inclut la possibilité de demander des notifications pour les procédures de passation de marché ou concession et les concentrations dont les enjeux financiers sont pourtant inférieurs aux seuils indiqués ci-dessus.
L’analyse opérée par la Commission porte sur la possibilité que la subvention étrangère soit susceptible de générer une distorsion dans le marché intérieur. Le règlement définit ainsi une distorsion : une subvention de nature à renforcer la position concurrentielle d’une entreprise dans le marché intérieur, affectant ainsi réellement ou potentiellement la concurrence au sein de ce dernier. Pour évaluer cette distorsion, la Commission tient compte d’un certain nombre d’indicateurs tels que le montant, la nature, la finalité de la subvention, la situation de l’entreprise ainsi que le niveau et l’évolution de son activité économique. La Commission peut également effectuer un test de mise en balance entre les effets négatifs de la subvention en termes de distorsion dans le marché intérieur et les effets positifs de celle-ci sur le développement de l’activité économique ainsi subventionnée, dans le marché intérieur en priorité.
La notification d’une opération de concentration à la Commission a un effet suspensif sur cette opération (comme dans le régime standard de contrôle des concentrations), qui dure tout le temps de l’enquête de la Commission. En revanche, toutes les étapes de la procédure de passation de marchés publics ou de concessions peuvent se poursuivre, à l’exception de l’attribution finale du marché ou de la concession.
Après la phase d’enquête dont la durée peut s’étendre jusqu’à 130 jours maximum à compter de la réception de la notification, si la Commission européenne conclut à la présence d’une distorsion de concurrence, elle peut interdire l’opération de concentration ou l’attribution du marché, assortir son autorisation du respect de certains engagements de la part de l’entreprise ou encore imposer des mesures réparatrices. Ces dernières peuvent être une restriction temporaire d’activité commerciale, l’obligation d’adapter la structure de gouvernance, l’interdiction de certains investissements, la cession de certains actifs ou encore le remboursement de la subvention étrangère avec intérêts.
Les sanctions potentielles sont importantes. Dans le cas du contrôle des concentrations, le défaut de notification préalable, le contournement des obligations de notification, la réalisation d’une concentration notifiée sans autorisation peut conduire à une sanction financière allant jusqu’à 10% du chiffre d’affaires réalisé par les entreprises concernées au cours de l’exercice précédent. Il en est de même en matière de participation aux procédures de passation des marchés publics et concessions.
Quelles conséquences sur les opérations de fusion-acquisition ?
Avant l’adoption du RSE, le cadre juridique des opérations de fusion-acquisition dans l’Union Européenne pouvait déjà être considéré comme contraignant. Les opérations atteignant certains montants sont tout d’abord soumises au contrôle des concentrations du règlement n°139/2004, opéré par les autorités de concurrence nationale ou européenne selon le cas. La jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union Européenne a en outre durci son régime le 16 mars 2023 en réhabilitant le contrôle a posteriori. La Cour a en effet estimé dans sa décision qu’une transaction qui n’atteint pas les seuils à partir desquels elle doit se soumettre à l’obligation de notification (procédure classique du règlement n°139/2004) pourra tout de même être remise en cause a posteriori par une autorité de concurrence nationale. Ensuite, les investisseurs étrangers qui voudraient réaliser des deals M&A en Europe peuvent craindre l’application du régime de contrôle des investissements étrangers, cantonné à certaines industries mais qui pourrait bien être élargi à davantage de secteurs. Désormais, avec l’adoption du RSE, l’Union européenne a institué une nouvelle procédure dont la partie relative aux opérations de concentration concerne directement le domaine des fusions-acquisitions. Par exemple, dans le cas d’une fusion entre deux entreprises dont l’une exerce une partie de ses activités en Europe, si l’une des deux entreprises – même si ce n’est pas celle qui exerce son activité en Europe – a reçu plus de 50 millions d’euros de subventions de son État d’origine, elle sera alors contrainte de notifier l’opération à la Commission européenne sur le fondement du contrôle des subventions publiques étrangères. Ainsi, avec l’adoption de cette règlementation, la Commission européenne exerce un contrôle accru sur les transactions M&A, en se dotant d’un outil permettant d’aller au-delà des mécanismes déjà existants. Le nouveau dispositif du contrôle des subventions étrangères ajoute ainsi une strate supplémentaire d’obligations à respecter et d’incertitude juridique qui complexifie le déroulement des deals M&A.
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En plus de bousculer le calendrier des opérations, avec l’obligation de suspension de la transaction pendant le temps d’enquête de la Commission, le RSE entraîne également une charge administrative supplémentaire importante pour les entreprises, qui n’est pas neutre en termes de délais. L’analyse en amont de l’applicabilité du règlement à la transaction, l’identification des subventions entrant dans le champ d’application et des entités ayant octroyé ou reçu ces contributions, et le niveau d’informations à fournir représentent en effet un travail de préparation pouvant prendre jusqu’à plusieurs mois. En outre, toutes les entreprises ne sont pas gréées de la même manière pour faire face à cette surcharge de travail, ce qui est susceptible de dissuader les acheteurs potentiels les moins armés.
Au final, les opérateurs économiques tentés par une opération de M&A dans l’Union européenne font face à un risque de rejet de l’opération, qui aurait pour effet de rendre vaines d’importantes dépenses financières engagées dans sa préparation et des mois entiers de travail des équipes. On pourrait donc comprendre l’hésitation des entreprises à l’avenir si elles sont confrontées à l’application de la procédure du RSE.
Laura Latché, étudiante à l’ESCP et contributrice du blog