Les opérations de fusions-acquisitions (Mergers & Acquisitions en anglais, M&A) sont un paradoxe. Elles sont décriées au gré de l’actualité car considérées comme destructrices d’emplois, tandis que la littérature économique pointe leur faible taux de succès et leurs résultats mitigés en matière de création de valeur. Pourtant, le métier ne connait pas la crise des vocations et de nombreuses entreprises envisagent ces deals comme une stratégie de croissance toujours convaincante.

Cette ambivalence interroge. Quelles sont les critiques essuyées par les fusions-acquisitions ? Sur quoi se fondent-elles ? Et surtout, comment peut-on les analyser ?

 

Les M&A détruiraient des emplois

Pour un public non-averti, le premier et principal grief à l’encontre des opérations M&A a trait à leurs conséquences sur l’emploi des salariés de la société rachetée.

Jeune homme avec un tablier tenant une pancarte "Sorry we're closed"Pour rappel, l’un des objectifs d’une opération M&A est la mise en place d’une stratégie de croissance commune à deux sociétés auparavant distinctes. Cette étape de mise en commun des compétences et savoir-faire permet d’en retirer un bénéfice, appelé synergies. Ces dernières naissent à différents niveaux, mais notamment grâce à la mutualisation de coûts fixes. A titre d’exemple, les métiers des équipes administratives font souvent l’objet de réorganisations car inutilement dédoublés. Concrètement, des postes sont supprimés, et tous les salariés n’ont pas l’opportunité d’être réaffectés, à plus forte raison pour des postes qui correspondent à leurs compétences. Dans un article opportunément intitulé « Surviving M&A », la Harvard Business Review souligne qu’en moyenne, pour une opération d’acquisition entre deux entreprises du même secteur, 30% des postes de l’entité acquise deviennent redondants. Cette configuration conduit nécessairement à une réorganisation interne, dont les suppressions d’emplois peuvent être un dommage collatéral.

Depuis leur généralisation dans les années 1980, ces plans de restructuration ont acquis une symbolique forte et négative auprès de l’opinion publique, qui contribue à la mauvaise presse dont pâtissent les opérations de M&A. Cette perception est accrue par le biais médiatique qui veut que les plus grosses opérations, hostiles de préférence, soient les plus commentées par les médias généralistes. L’ensemble participe d’une compréhension plutôt erronée de l’impact des fusions-acquisitions sur l’emploi, puisque les études, certes peu nombreuses, sont plus nuancées.

LA4Lire aussi : Pourquoi démarrer en M&A ?

 

Les M&A échoueraient dans leur majorité

Une caractéristique des opérations de M&A a été largement commentée par la littérature scientifique : leur taux d’échec.

Une étude publiée en 1999 par le cabinet d’audit et de conseil KPMG est restée dans les annales : alors que 82% des managers interrogés estimaient que l’opération impliquant leur entreprise avait été un succès, l’approche empirique démontrait que 30% des opérations du panel observé n’avaient en fait aucun effet sur la valeur de l’entreprise et pire encore, 53% avaient détruit de la valeur. Cette étude démontre donc que d’une part, les opérations de fusions-acquisitions échouent dans leur ensemble, et que d’autre part, les managers qui les ont conduites ne le réalisent pas.

Cet abîme entre perception et performance explique pour beaucoup les déceptions liées aux opérations de fusions-acquisitions. Les biais d’analyse dont sont victimes managers et exécutifs sont pointés étude après étude car ils conduisent à des erreurs de jugement majeures, au potentiel dévastateur.

Sur ce point, une explication est fournie par l’article « The Big Idea: The New M&A Playbook », publié par la Harvard Business Review. Il met en évidence le manque de discernement des managers au moment de choisir une cible qui corresponde aux objectifs de l’opération de fusion ou acquisition. Concrètement, ils payent souvent un prix inapproprié, pour des entreprises qui ne servent pas leur projet, et qu’ils ne parviennent pas à intégrer stratégiquement.

 

    ENTRETIEN EN FINANCE : PRÉPARE LES BRAINTEASERS

Découvre gratuitement les Brainteasers posés en entretien avec les réponses détaillées par un pro de la finance.

 

Plus spécifiquement, la phase d’intégration fait suite à la transaction et se révèle particulièrement critique.

Premièrement, il existe différents degrés et méthodes pour intégrer un groupe. Le défi est alors de d’aligner cette intégration sur les objectifs de la fusion. Ainsi, le fiasco de la fusion DaimlerChrysler  au début des années 2000 s’explique notamment par une intégration manquée. La fusion des deux groupes automobiles était très déséquilibrée, entre l’allemand Daimler alors en bonne situation économique et l’américain Chrysler, qui cherchait un nouveau souffle. Par ailleurs, moins d’un an après la fusion, la presse spécialisée soulignait déjà les différences radicales de culture d’entreprise et observait l’impossibilité pour les cadres de travailler en coopération. Cette situation s’est traduite par plusieurs collaborations infructueuses commercialement. De plus, si la fusion devait permettre à chaque entreprise de pénétrer le marché domestique de l’autre, les différences de positionnement marketing de leurs véhicules ont freiné cette ambition. En particulier, Chrysler n’a pas pu s’appuyer sur le succès Daimler pour intégrer ses véhicules milieu de gamme sur le marché européen, déjà saturé. Finalement, le déséquilibre croissant entre les performances de Chrysler et celles de Daimler ont conduit à des départs déstabilisants du management américain, qui ont exacerbé les divergences au sein du groupe consolidé. Ainsi, si le rationale de l’opération prévoyait la fusion de deux groupes égaux, le projet DaimlerChrysler s’est transformé en coexistence passive des deux entités. Le périple de ce géant de l’automobile s’est arrêté au bout de neuf ans. A l’arrivée, aucune synergie et 40 milliards de dollars de capitalisation boursière évaporés.

Deuxièmement, la phase d’intégration implique de tenir compte du facteur humain. Fusionner ou affilier des entreprises qui étaient auparavant concurrentes représente un défi majeur pour les managers, car il s’agit en fait d’assimiler deux cultures d’entreprise distinctes. Dans cette période délicate qui suit toute opération de M&A, parfois accompagnée d’un plan de restructuration, les problèmes d’entente et d’adaptation peuvent par exemple entraîner le départ du top-management de l’entité acquise. C’est alors l’ensemble du groupe qui est déstabilisé et fragilisé, alors même que certaines études démontrent qu’il faut en moyenne sept ans aux employés pour se sentir assimilés à la nouvelle entité. A titre d’illustration, le rachat par Nomura des filiales Asie et EMEA de Lehman Brothers à l’issue de la faillite s’est révélé être un fiasco, qui a participé de la dégringolade des résultats du groupe. Si à l’inverse l’intégration par Barclays de la filiale américaine de Lehman Brothers s’est avérée être un franc succès, la banque nippone n’est pas parvenue à pallier au gouffre culturel et organisationnel entre ses équipes et les milliers d’employés de Lehman. Quelques semaines après le rachat, plusieurs ténors de Lehman avaient quitté la structure sur fond de tensions grandissantes avec les acquéreurs. Celles-ci étaient nourries par la conduite de l’intégration, qui incluait un shadowing des employés de Lehman par ceux de Nomura, une barrière linguistique réelle entre les collaborateurs, et une hiérarchie japonaise stricte à l’opposé des pratiques américaines. L’acquisition d’une partie de Lehman Brothers par Nomura a relégué la banque, pour un temps au moins, au second plan des établissements d’envergure mondiale. Somme toute, les ressources humaines sont donc un facteur à part entière qui détermine largement le succès d’une transaction.

 

Les M&A nuiraient à la concurrence

Une approche critique formulée par les économistes à l’encontre des opérations M&A accuse leur impact sur le marché.

Deux cavaliers (un blanc et un noir) se font face sur un plateau d'échecsTout d’abord, les risques de concentration du marché autour de quelques acteurs seulement peuvent être accrus par les transactions de fusion ou acquisition. Au sein d’un marché restreint, cela peut conduire à une position dominante, qui présente alors des risques de dérives (prédation, éviction des concurrents). Le rapport d’octobre 2020 publié par la commission antitrust du Congrès Américain illustre bien ces comportements dans le cas des GAFA. Les parlementaires les accusent d’adopter des politiques anticoncurrentielles, qui passent notamment par leurs activités d’acquisition de start-ups. En définitive, le rapport souligne les conséquences néfastes sur l’innovation dans les secteurs concernés.

Ensuite, les opérations de fusions peuvent avoir des conséquences négatives sur le surplus du consommateur, c’est-à-dire la différence entre le prix que les consommateurs sont prêts à payer et le prix qu’ils payent effectivement pour un produit. Un surplus élevé accroît ce que l’on appelle le bien-être du consommateur. Bien menées, les fusions permettent à la nouvelle entité de réduire ses coûts. Si elle réduit également ses prix, alors le surplus du consommateur augmente, ce qui permet à tous d’occuper une meilleure situation après la transaction. Mais certaines opérations ne conduisent pas à une baisse des prix. Dans ce cas, le bénéfice supplémentaire tiré de la fusion revient uniquement à l’entreprise qui a augmenté ses marges sans réduire les prix de vente.

Pour évaluer et réguler la concentration des marchés, les administrations se sont pourvues de lois, de doctrines et d’institutions chargées d’évaluer les projets de fusions-acquisitions proposés par les firmes. En France, il s’agit de l’Autorité de la concurrence tandis qu’au niveau européen, un commissaire à la Concurrence est désigné parmi les membres de la Commission européenne. Les décisions rendues sont néanmoins invariablement sujettes à controverses, notamment parce qu’elles statuent sur des opérations déjà en négociation. De plus, les répercussions de ces transactions sont vastes et leurs contours flous, notamment parce que les plus grosses d’entre elles représentent un enjeu politique. La fusion avortée entre Alstom et Siemens illustre cette situation : pourtant soutenue par les gouvernements locaux, la Commission avait refusé la fusion début 2019 car elle jugeait probable une chute des investissements dans l’innovation et une augmentation des prix pour le secteur ferroviaire européen. Vilipendée de toute part, la même Commission a rendu un avis favorable fin juillet 2020 à l’acquisition par Alstom d’un autre géant du ferroviaire, Bombardier Transport.

LA4Lire aussi : Mais au fait, à quoi sert le M&A ?

 

Pourquoi les opérations M&A survivent-elles ?

Les opérations de fusions-acquisitions sont donc l’objet de nombreuses controverses, qui interrogent sur leur bénéfice réel.

Afin de pleinement apprécier ces critiques, il est néanmoins nécessaire d’en souligner plusieurs limites.

Premièrement, mesurer la performance d’une transaction est un sujet en soi, qui n’a pour le moment pas trouvé de consensus. Comme mentionné précédemment, il reste compliqué de déterminer le périmètre des conséquences d’une fusion ou acquisition en tenant compte de tous les bénéfices et préjudices générés.

Ensuite, face aux études statistiques se dressent des situations singulières et hétérogènes, qui font de chaque transaction un événement unique. Certaines fusions sont d’éclatants succès, à l’instar de la fusion Total-Elf au début des années 2000, dont la phase d’intégration en particulier reste une référence. Il serait par conséquent expéditif de retirer aux opérations M&A toutes leurs vertus en matière de croissance externe.

Surtout, une fusion-acquisition s’intègre dans une stratégie d’entreprise plus globale. A ce titre, le cabinet Bain a démontré en 2013 que les entreprises ayant fréquemment recours aux opérations de fusions-acquisitions déjouent les taux d’échec. De même, on constate que les opérations menées par des fonds, de Private Equity notamment, rencontrent un succès supérieur aux statistiques générales sur les M&A. Celles-ci s’inscrivent alors dans des stratégies de build-up, c’est-à-dire de renforcement d’une entreprise grâce au rachat de ses concurrents. Il s’agit en priorité d’opérations de moyenne, voire petite envergure (small cap et mid cap), qui bénéficient logiquement d’une moindre résonnance médiatique, en dépit de leurs performances. Ces opérations représentent par ailleurs la majorité des deals M&A en nombre (à titre d’exemple, en 2017, la France a connu 1032 opérations M&A dont seulement 34 de plus d’un milliard d’euros). Il semble donc qu’un effet d’expérience profite aux acquéreurs réguliers, mais qu’il soit partiellement dissimulé par l’aura médiatique dévolu aux plus grosses opérations. Cet élément renforce la nécessité d’une analyse fine du phénomène des fusions-acquisitions.

Enfin, le financement de projets industriels se fonde sur la prévision de flux positifs futurs. Les constats basés sur des opérations passées ne sont donc pas suffisants pour motiver la prise de décision. Cette logique propre au secteur de la finance justifie peut-être que des investisseurs et entrepreneurs poursuivent leurs tentatives à chaque nouvel Info Memo, en dépit d’un deal statistiquement voué à l’échec.

 

Nolwenn Ringeval, étudiante à Sciences Po Paris et contributrice du blog AlumnEye