Le Forum de la Gestion Privée organisé par l’Agefi Actifs s’est tenu en avril 2019 à Paris avec comme principal enjeu la nécessité pour les acteurs du secteur – cabinets de conseil en gestion de patrimoine, family offices, banques privées, boutiques indépendantes de gestion – de restructurer profondément leur modèle économique. L’entrée en vigueur de règlementations plus sévères comme MIFID2 et l’arrivée en masse d’outils de gestion digitaux ont en effet engendré une hausse généralisée des coûts d’exploitation ainsi qu’une baisse de la rentabilité. Dès lors, les banques privées devront faire des choix importants et chaque établissement devra développer des stratégies pertinentes en vue de se différencier et d’être plus compétitif sur un marché devenu très concurrentiel.
Le choix d’une montée en gamme pour palier le problème de rentabilité
De nombreux établissements ont redéfini les critères d’entrée à leur service de gestion privée et beaucoup d’acteurs du secteur considèrent que le choix d’une montée en gamme constitue une solution d’avenir au problème de rentabilité. A ce titre, le seuil d’accès aux services des banques privées a beaucoup augmenté. Il y a dix ans environ, le ticket d’entrée moyen se situait entre 100k€ et 200k€ d’avoirs sous gestion. Avec ces tranches de liquidités à placer, les banques réalisaient suffisamment de marge pour accorder du temps et des services d’expertise (ingénieurs patrimoniaux, conseillers en investissements financiers) à leurs clients. Aujourd’hui, le choix d’une montée en gamme pour certains établissements a placé le ticket d’entrée moyen à environ 1 million d’euros. Cette orientation n’est pas uniquement stratégique, elle est avant tout nécessaire pour les banques qui veulent maintenir leurs taux de rentabilité à des niveaux acceptables. Il s’agit de l’orientation prise par exemple par la Banque Neuflize OBC. Laurent Garret, Président du directoire de Neuflize OBC, et présent au Forum de la Gestion Privée 2019, explique notamment que l’établissement a fait ce choix, justifié entre autres par le nombre restreint de clients qu’elle conseille (moins de 30 000). Aussi, indique-t-il que dans la continuité de cette stratégie la banque a dû céder ses portefeuilles de clients dont les actifs sous gestion sont inférieurs à 500 000 euros. Ainsi, la montée en gamme permettra aux banques privées d’améliorer leur rentabilité et de recentrer leur modèle d’affaires sur la gestion de fortune plutôt que d’adopter un modèle hybride partagé entre la gestion haut de gamme et les services « mass affluent ». D’autres banques choisiront en fonction de leur modèle d’activité de faire du volume pour compenser les faibles marges.
Une clientèle très concentrée : convaincre les nouvelles générations comme objectif
La clientèle conseillée en gestion privée est habituellement composée d’anciennes familles d’industriels, de riches héritiers ou d’entrepreneurs, des femmes et des hommes souvent dans la « force de l’âge ». Cette clientèle fortunée est très fortement concentrée puisqu’environ 80% des clients ont plus de 60 ans. Les banques ont donc également pour défi de séduire de nouveaux clients, plus jeunes, qui garantiront un avenir à la gestion privée. Elles doivent à la fois conserver leur clientèle historique, sur laquelle repose encore majoritairement leur réputation, et attirer les nouvelles générations, que ce soit par des nouveaux moyens de prospection ou par le jeu des transmissions et successions, qui restent cependant rares. Ainsi, d’ici à 10 ans, la moitié des nouvelles fortunes françaises seront des millenials. D’une part, ces jeunes générations qui souvent, se sont constituées des fortunes très rapidement, ne sont pas forcément renseignées sur les outils financiers et la gestion de patrimoine. D’autre part, la crise de 2008 a marqué les esprits de beaucoup de ces jeunes qui ont un regard méfiant sur les banques et les marchés financiers. Par conséquent, les nouvelles générations auront besoin d’être accompagnées. Les banquiers privés devront néanmoins s’adapter à une nouvelle clientèle peu habituée au classicisme et au conservatisme des banques privées, et qui est surtout adepte des nouvelles technologies, des applications mobiles et de la consommation instantanée à bas coût. Ils devront également donner plus de sens aux produits d’investissement qu’ils préconisent. En effet, les millenials ne sont certes que 36% à faire des dons (environ 69% et 71% pour les deux générations antérieures), ils sont en revanche plus enclins (32% contre 14% pour leurs aïeux) à investir dans des entreprises et des projets qui ont un impact sociétal visible ou quantifiable. Ainsi, l’un des objectifs de la gestion privée sera d’attirer et de garder ces potentiels clients en proposant des produits et des conseils en phase avec leurs attentes.
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Les banques privées doivent s’accommoder à la règlementation
La gestion privée est avant tout un métier de conseil, qui demande de facto de consacrer du temps aux clients. Les nouvelles réglementations ont significativement accru pour les conseillers la durée passée à effectuer des tâches administratives afin d’être en ligne avec les nouvelles obligations réglementaires. Pour faire face à ces exigences, les banques ont également été contraintes de mobiliser davantage de moyens financiers pour atteindre les objectifs de conformité, que ce soit par le recrutement de personnel en compliance ou de systèmes informatiques capables d’intégrer ces changements règlementaires. La baisse de productivité des conseillers ainsi que la croissance des sommes allouées à la conformité ont fait tout naturellement chuter les marges des banques privées. La gestion privée était pourtant considérée jusqu’à peu comme une activité lucrative pour les établissements bancaires et autres sociétés indépendantes. L’introduction de nouvelles directives comme MIFID2 (entrée en vigueur en janvier 2018) a profondément changé l’approche client des sociétés de gestion privée, érodant au passage leurs marges. Les obligations de transparence concernant les frais de gestion, ont par exemple contraint les établissements à baisser leurs tarifs. Les conséquences de MIFID2 sont aussi une modification de la structure de rémunération des banques selon qu’elles offrent un service de gestion sous mandat, de conseil indépendant (rétrocession alors interdite sous MIFID2) ou de conseil non indépendant (rétrocession autorisée si la qualité du service est améliorée et que le client en est informé). Ce renforcement de la règlementation représentera implicitement un autre défi pour les banques privées : celui d’attirer et de recruter de nouveaux talents. Le métier de banquier privé perçu autrefois comme prestigieux ne fait plus autant rêver les jeunes diplômés qui sont souvent dissuadés d’embrasser une carrière en gestion privée à cause de l’importance prise par l’aspect règlementaire.
La banque privée doit-elle et peut-elle devenir digitale ?
Aussi, l’arrivée du digital et des diverses applications de conseil ont-elles eu pour conséquence une augmentation du nombre d’acteurs, réduisant mécaniquement les parts de marché potentielles pour les établissements traditionnels. Emmanuel D’Orsay, Directeur de la Gestion Privée chez UBS France, relevait notamment en 2013 que « la concurrence s’est renforcée ces dix dernières années au sein du secteur. Alors que le retour sur actifs gérés s’élevait à environ 2 % dans le début des années 2000, ce rendement avoisine désormais les 1 % ». Les établissements de gestion privée auront pour défi de rationaliser et restructurer leurs activités. L’arrivée de la digitalisation dans le monde feutré et conservateur des banques privées a entrainé la démocratisation de certains services qu’auparavant, seules ces banques spécialisées pouvaient offrir. L’émergence de fintechs comme Yomoni, Nalo ou Altaprofits a rendu la gestion de patrimoine accessible à de nombreux clients privés. Par exemple, la fintech Altaprofits, pionnière dans les contrats d’assurance vie en ligne (création en 1999), propose depuis 2018 « gestion suivie », un nouvel outil qui optimise la gestion d’un contrat d’assurance vie. François Leneveu, Président du directoire d’Altaprofits, annonce que la mise au point de « ce service novateur et gratuit, réservé d’ordinaire aux assets managers » a requis deux ans de développement. Le client peut choisir un profil selon différents indicateurs de rendement et de risque. En fonction de l’évolution des marchés boursiers, l’utilisateur reçoit des alertes et a la possibilité d’effectuer des arbitrages afin de suivre ses objectifs de rentabilité. De son côté, Yomoni, fintech fondée en 2015 et spécialisée dans la gestion d’épargne en ligne, a lancé en juin 2018 son service Yomoni Society, qui en plus de conseiller les clients sur l’ensemble de leur patrimoine, intègre désormais la gestion des titres non cotés dans les PEA et les holdings patrimoniales. Les banques privées doivent donc rattraper leur retard en matière de digitalisation et de rationalisation des services proposés face à de nouveaux acteurs plus agiles. Les services à faible valeur ajoutée particulièrement et, pouvant être « industrialisés » comme les tâches administratives (l’ouverture de compte, les process KYC, la signature électronique, les services de coffre-fort numérique), le seront par le biais des nouvelles technologies. Afin de réaliser des économies, les banques devront être capables de déployer rapidement des solutions technologiques à l’instar de Société Générale Private Banking qui a mis en place Synoé, un service digital de conseil en investissement, en particulier pour certains contrats d’assurance vie, personnalisé et adapté au profil des clients. Jean-François Mazaud, directeur de Société Générale Private Banking, indique que ces nouveaux outils amélioreront l’efficacité des banquiers privés, tout en permettant à la banque d’« augmenter le nombre de points de contact avec les clients ». Ces solutions permettront aussi d’amortir les coûts relatifs aux contraintes réglementaires. Dans ce contexte de digitalisation, les divisions Private Banking adossées à de grands établissements bénéficieront sans aucun doute d’économies d’échelles. Les grandes entités comme Société Générale, BNP ou Crédit Agricole pourront ainsi réutiliser et adapter à la clientèle de banque privée – via leurs divisions SG Private Banking, BNP Banque Privée ou CA Indosuez Wealth Management) – certaines solutions digitales qu’elles ont déjà déployées lors de leurs développements Retail. Néanmoins, les outils digitaux ne devront être utilisés que dans un objectif de maîtrise des coûts et de soutien aux banquiers privés, tout en facilitant l’expérience client.
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Le jeu des consolidations pour les établissements indépendants
Les plus petites structures comme les cabinets de conseil en gestion de patrimoine (Lonlay&Associés, Haussmann Patrimoine à Paris, Financière Galilée à Strasbourg par exemple) et les banques privées indépendantes devront donc redoubler d’efforts pour suivre le rythme imposé par les grands groupes. Il n’est alors pas étonnant de lire dans les quotidiens suisses qu’un certain nombre d’établissements ont tout simplement disparu ou présentent des difficultés croissantes dans leurs bilans. KPMG a par exemple annoncé dans une étude publiée en 2018, qu’environ un quart des établissements suisses actifs seraient encore fragiles, conséquence des pressions et profondes transformations que subit le secteur. Ces structures limitées, ne pouvant pas réaliser d’économies d’échelles, seront dans l’obligation d’adopter de nouvelles orientations pour leur business model, ou de se rapprocher d’autres entités dans un objectif de mutualisation des coûts et de création de synergies. Le mariage en 2016 des deux banques historiques Martin Maurel et Rothschild&Co en est un exemple, même s’il est vrai que leur volume de gestion était bien plus conséquent que celui de nombreuses autres structures. L’objectif de cette fusion était alors la création de l’une des plus importantes banques privées indépendantes en France, capitalisant sur les expertises, la qualité et la complémentarité des équipes existantes dans chacune des entités. L’intégration de la banque dans le groupe Rothschild a finalement été bénéfique puisque la hausse des revenus de Martin Maurel a participé à l’augmentation du résultat de la division banque privée, contribuant environ à la moitié des 200 millions d’euros de hausse du CA que le groupe Rothschild avait annoncé pour l’année 2017. D’autres banques indépendantes, bien plus petites, ont décidé de résister au « tsunami digital » en revendiquant leur culture familiale et entrepreneuriale, leur structure à taille humaine et un usage raisonné des outils technologiques. On peut citer deux anciennes banques privées indépendantes françaises dont le capital est encore majoritairement détenu par leur famille fondatrice : les établissements Banque Hottinguer et Banque Wormser Frères. Dans ces institutions, quelques banquiers privés et gérants servent une poignée de clients très fortunés qui bénéficient de services de pointe en matière d’ingénierie patrimoniale et de financement. Ces banques privées privilégient une relation forte et privilégiée, souvent depuis longtemps, avec chacun de leurs clients. La clientèle prestigieuse que ces banques ont su fidéliser sur le long terme, leur permet de se distinguer et de perdurer à l’ère du « tout-digital » et des règlementations renforcées.
Dans le cadre des règlementations prudentielles Bâle 3, on pouvait supposer que les divisions Private Banking des établissements bancaires seraient attractives puisqu’elles sont sources de dépôts non négligeables. En adoptant néanmoins une approche holistique de la gestion privée, on constate rapidement que le secteur connait des difficultés en raison des règlementations toujours plus contraignantes, des rentabilités en baisse et d’une hausse générale des coûts fixes dans un contexte de digitalisation croissante des activités. Les institutions pratiquant la gestion privée devront alors rapidement opérer des consolidations et des réorganisations, en gardant comme ligne de conduite la recherche de rentabilité. N’ayant cependant pas vocation à devenir des banques digitales, les banques privées devront in fine maintenir au centre de leurs préoccupations l’expertise en matière d’ingénierie patrimoniale et de conseil en investissement ainsi que la disponibilité des conseillers et la qualité des services sur-mesure délivrés à leurs clients. Pour faire face aux nombreux challenges qui s’annoncent, conduire les changements de leur modèle économique de sorte à préserver leur rentabilité tout en satisfaisant pleinement les exigences fortes liées à leur activité sera une nécessité.
Yael Jacob, contributeur du blog Alumneye
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