Hacina Py est directrice du développement durable à la Société Générale, poste qu’elle occupe depuis 2021. Forte de 28 ans d’expérience dans la banque française, cette femme d’affaires impliquée dans les enjeux contemporains nous a fait le plaisir de revenir une seconde fois sur le Blog d’AlumnEye pour répondre aux questions en lien avec son nouveau rôle clé dans l’écosystème de la finance. Dans cette interview, elle partage ses expériences sur ses missions en rapport avec l’écologie et évoque l’importance croissante de la durabilité dans le secteur bancaire et financier.

Hacina Py, pourriez-vous présenter votre parcours ?

J’ai fait toute ma carrière à la Société Générale : j’y suis entrée comme stagiaire, j’ai bien aimé et je suis restée ! J’en suis à mon dixième poste en 28 ans, avec une vraie diversité entre les missions techniques internes, comme analyste de risques, gestionnaire de portefeuille de crédit, responsable du pilotage des ressources rares (capital, liquidité, modèles réglementaires) et les postes commerciaux. J’ai travaillé à l’international dans les financements maritimes, dans l’immobilier commercial à Bruxelles ou encore dans les projets d’infrastructure à Madrid. Je me suis beaucoup amusée aux financements d’actifs structurés et puis j’ai adoré travailler aux financements exports, un département passionnant où je suis restée 6 ans !

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Que retenez-vous de votre expérience en Export Finance ?

Diriger les financements export à travers le monde a été un honneur pour moi et une grande aventure humaine. Les équipes sont basées dans une douzaine de pays exportateurs, en Europe et en Asie -notamment au Japon ou en Corée du Sud-, mais aussi au Brésil ou au Mexique. Le management d’un groupe multiculturel est une expérience formidable.

Pour moi, ce poste a aussi été une découverte des pays émergents, de leur richesse et de leur complexité. Notre mission est d’accompagner les exportateurs de l’OCDE pour financer leurs ventes d’équipements en pays émergents. Nous finançons les acheteurs grâce à des garanties des Etats exportateurs. Les financements impliquent toute une série d’acteurs différents, c’est assez atypique et très intéressant à gérer !

Nous avons réorienté la stratégie avec un double focus : faciliter les exportations (créatrices d’emploi, d’innovations dans les pays développés) mais surtout orienter nos efforts vers la réalisation des Objectifs de Développement Durable, en analysant les besoins en infrastructures essentielles des pays émergents.

Nous avons été très fiers de boucler des financements pour des hôpitaux, des usines de traitement d’eau potable, des ponts et autres infrastructures de transports, des flottes de bus électriques, et des projets de production d’énergie renouvelable.

L’Afrique en particulier a été une découverte qui m’a marquée, motivée, enthousiasmée. Il y a tant à faire, tant d’énergie, tant de possibilités et en même temps les choses ne sont pas toujours évidentes. Le manque d’accès à l’énergie est notamment un problème fondamental pour des centaines de millions de personnes, c’est difficile d’imaginer pour nous ce que cela signifie au quotidien. Aussi, je suis particulièrement touchée qu’on ait pu contribuer récemment au financement de l’éclairage solaire public le plus vaste au monde, au Sénégal, avec plus de 100.000 lampadaires solaires le long de routes, écoles, hôpitaux et autres espaces publics dans 400 villes du pays. Quand on travaille sur de tels projets, on a des ailes en allant au bureau le matin !

Comment cette fonction vous a-t-elle menée au poste de directrice du développement durable ?

Fin 2019, on m’a confié un deuxième poste en plus des financements export : j’ai pris la direction des équipes de finance à impact dans la banque d’investissement. C’était un mouvement assez naturel compte tenu de ce que j’avais appris et développé sur les pays émergents. Les équipes sont en charge des solutions de financement basées sur l’impact, de la finance à impact positif et de la structuration d’obligations et de prêts verts, durables, basés sur des KPIs sociaux ou environnementaux, etc. J’ai beaucoup appris sur les normes et réglementations, les enjeux environnementaux, mais aussi j’ai réalisé le besoin de former largement les banquiers au-delà des spécialistes et d’embarquer tout le monde sur le sujet. Quand le poste de Directrice du Développement Durable a été ouvert, j’étais une candidate très légitime pour me présenter au process de sélection.

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Quelles sont vos grandes missions à ce nouveau poste ?

La mission est vaste : il s’agit de définir la stratégie RSE de la banque, de s’assurer que toutes les business units et service units du groupe s’en saisissent et que la RSE soit le sujet de tous et pas uniquement celui des spécialistes RSE du groupe.

Concrètement, il faut se donner les moyens de faire entrer les aspects environnementaux, sociaux et de gouvernance au cœur des solutions de financement, mais aussi des process, des systèmes d’information, des reportings et des allocations budgétaires, mais aussi des formations des collaborateurs, de leurs objectifs annuels, des normes d’utilisation des locaux… c’est donc un sujet de ressources humaines, de direction financière, de communication, de stratégie… c’est pour cette raison que mon poste est désormais rattaché à la Direction Générale du Groupe et que je fais partie du Comité de Direction de la banque.

Quels sont les plus grands défis auxquels vous devez faire face en tant que directrice du développement durable ?

Le premier défi, c’est d’embarquer nos 117.000 collaborateurs en leur donnant à chacun suffisamment d’éléments pour comprendre les enjeux climatiques et sociaux. Nous avons lancé tout un programme d’acculturation avec des conférences, des communications diverses, nous avons aussi instauré une obligation de formation avec des paliers d’expertise et enfin cette année nous imposons des objectifs ESG à nos managers. Le groupe s’est clairement mis en marche et cela va prendre quelques années pour se transformer.

Le deuxième grand défi, c’est de dégager du temps et de travailler sur des solutions de financement en mode R&D, pour préparer l’activité de demain, alors qu’il faut continuer à gérer l’activité de la banque au jour le jour. Cette tension entre le court terme des sociétés cotées et la nécessité de travailler activement sur le long terme est compliquée à gérer.

Enfin, le manque de normes, de données ESG de nos clients, de méthodologies communes sur la mesure des empreintes carbone ou des impacts sur la biodiversité, la réglementation européenne qui se densifie considérablement nous occupent et nous préoccupent beaucoup. Tout ceci va clairement dans le bon sens et nous voyons bien l’intérêt à terme, mais le chemin est fastidieux !

Avec quelles autres divisions avez-vous besoin de travailler ?

Chaque division de la banque est concernée et nous travaillons avec chacune. Notre rôle à la Direction du Développement Durable est de définir les grandes lignes et de piloter les avancées, tout en instaurant des règles communes. Pour assurer un minimum de cohérence tout en laissant chacun développer la stratégie RSE la plus appropriée à son activité et à sa géographie, nous avons développé des outils de pilotage : matrice de maturité, SWOT RSE, objectifs chiffrés, obligations de formation, ce qui nous conduit à interagir quotidiennement avec toutes les divisions de la banque.

Nous travaillons aussi bien entendu avec la Fondation de la Société Générale, c’est nouveau pour moi et j’aime beaucoup. Elle a un focus particulier sur les jeunes générations, en particulier pour favoriser l’accès à l’éducation et l’insertion par le sport et par le travail. Nous aidons financièrement un grand nombre d’associations et sommes en train de voir comment favoriser encore plus les associations qui préparent aux métiers en tension liés à la transition écologique (réparations, agriculture régénérative, etc). Nos collaborateurs peuvent s’engager plusieurs jours par an pour aider pro bono une des associations, c’est une très belle expérience.

Quelles problématiques actuelles voyez-vous pour la Société Générale au sujet du développement durable ?

À ce jour, nous avons travaillé sur une stratégie RSE et une feuille de route concrète, nous avons mis beaucoup de moyens opérationnels pour intégrer la RSE au cœur des métiers, nous avons pris des engagements concrets en matière de décarbonation et de gestion de nos impacts environnementaux et sociaux.

Il faut reconnaître humblement que la tâche est vaste, mais je pense que nous avons avancé, et nous allons continuer, mais pour un véritable impact durable cela suppose que les différentes parties prenantes avancent de concert. L’enjeu majeur est collectif et il faut que nos clients, les puissances publiques, les consommateurs aillent dans la même direction à une allure suffisamment rapide. Nous sommes face à un véritable changement de paradigme, porteur de beaucoup d’opportunités et aussi de risques si nous n’avançons pas assez vite collectivement.

Passer à une économie neutre en carbone d’ici 2050 nécessite de changer complètement nos modes de production (décarbonation des secteurs industriels les plus émissifs en CO2, économie circulaire pour optimiser le cycle des ressources) et nos modes de consommation (économie de l’usage et du partage, alimentation durable, efficacité énergétique des logements, etc.). 6 des 9 limites planétaires sont dépassées et nous voyons déjà des tensions très fortes sur l’eau, sans compter la perte de biodiversité. La possibilité de création d’emplois, de relocalisation, de meilleure gestion des risques d’approvisionnement est indéniable. Pour une banque, l’opportunité de financement est gigantesque car on parle de besoins d’investissement de plusieurs milliers de milliards d’euros chaque année.

En parallèle, les risques sociaux et environnementaux augmentent rapidement et les superviseurs bancaires se font pressants, demandent de plus en plus de stress tests et pensent à appliquer des ajouts en capital pour faire face à ces risques. Pour faire face à ces risques et embrasser ces opportunités, le besoin d’action concertée est essentiel. Il y a eu des progrès certains avec les COP, climat et biodiversité et avec les engagements des différents acteurs sur leurs empreintes carbones, mais il manque une gouvernance forte et déterminée, capable d’impulser des décisions au-delà des contingences de court terme. N’hésitez pas à lire le livre « The Ministry for the Future » de Kim Stanley Robinson, c’est une fiction climatique pas si fiction que ça et très éclairante sur la situation globale. On aurait bien besoin d’un ministère pour le futur comme décrit dans le livre !

Les banques ont souvent mauvaise presse au sujet de l’écologie, pensez-vous que cela est injuste ?

Les banques ont mauvaise presse parce qu’elles financent le secteur des énergies fossiles, dans une économie basée à 80% sur les énergies fossiles. Elles ont mauvaise presse en France, mais aux Etats-Unis c’est l’inverse : les institutions financières qui commencent à réduire leur support à l’énergie carbonée sont taxées de bris des lois anti-trusts et de « capitalisme woke », elles sont bannies des appels d’offres des Etats républicains. Les gestionnaires d’actifs qui ont désinvesti des industries fossiles et ont vu leur rendement sous-performer sont questionnés sur leur responsabilité fiduciaire et leur bonne gestion des actifs qui leur sont confiés. On touche du doigt la tension entre court et long terme et le manque de vision coordonnée globale vers un objectif bien compris par tous les acteurs.

Suite à la COP au UK, la Glasgow Financial Association for Net Zero est née et regroupe 550 institutions financières de 50 pays pour créer un mouvement très large et très fort de mobilisation des institutions financières en faveur de la décarbonation de l’économie. 120 banques se sont notamment engagées à orienter leurs activités les plus émissives sur des trajectoires compatibles avec les Accords de Paris. Nous sommes en plein chantier d’alignement de nos portefeuilles de crédit dans une douzaine de secteurs industriels et la plupart de ces secteurs ne sont pas prêts aujourd’hui à suivre des trajectoires qui correspondent à nos engagements 1.5°C, notamment parce que les technologies ne sont pas disponibles et parce que la demande n’a pas évolué. C’est compliqué ! En gros, les banques se sont orientées sur des trajectoires à 1.5°C alors qu’elles servent une économie qui s’oriente plus vers les 2.7°C et nous devons rendre notre copie au plus tard en avril 2024, avec des cibles d’alignement sectoriel à 2030. La bonne nouvelle est que nous avons de plus en plus de discussions sur le sujet de la décarbonation avec nos clients de toutes tailles. Les banquiers parlent de kg de CO2 par tonne de ciment, km parcouru ou kWH d’électricité produite autant qu’ils parlent d’effet de levier et de covenants financiers. C’est très clairement une bonne évolution que nous observons depuis environ deux ans.

Ce n’est que le début et le risque d’inaction ou de recul existe chez certains acteurs économiques. Les tensions géopolitiques récentes notamment ont généré leur lot d’injonctions contradictoires : arrêter le financement des énergies fossiles mais veiller à ce qu’il n’y ait pas de manque de gaz ou d’électricité cet hiver, assurer l’indépendance énergétique de l’Europe mais ne pas autoriser de nouvelles productions, réduire les volumes mais contrôler la hausse des coûts… l’équation devient complexe et nécessite une vraie organisation globale et planifiée. Quoi qu’il en soit, même si le chemin est encore long, les banques avancent et d’ailleurs les banques françaises sont parmi les plus volontaires en Europe (comme le montre l’étude de l’ONG anglaise ShareAction, qui a screené les politiques E&S des 25 premières banques européennes et placé 3 banques françaises dans le top 3).

Quelles qualités recherchez-vous chez un étudiant désirant travailler dans le secteur du développement durable en finance ?

Energie et enthousiasme, beaucoup de curiosité, une capacité à prendre du recul et à croiser les différents aspects sociaux, environnementaux, économiques, géopolitiques.

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Beaucoup d’étudiants souhaitent concilier finance et développement durable, avez-vous des idées d’équipes, au sein des banques, dans lesquelles postuler ? 

On peut commencer dans une équipe de spécialistes pour apprendre les sujets techniques et ensuite utiliser ce bagage en évoluant dans un département qui n’est pas lié à la RSE. Il y a beaucoup de possibilités : aux financements structurés dédiés au développement durable, aux émissions obligataires vertes et sociales, à l’équipe centrale RSE, à la direction des risques sur les sujets de stress tests ou d’évaluation des risques climatiques, aux affaires publiques pour suivre les évolutions réglementaires, dans les équipes RSE de la banque de détail en France…

Selon vous, peut-on intégrer la branche du développement durable directement ou faut-il faire ses gammes, comme vous, sur des métiers plus classiques en finance avant de se spécialiser ?

Les deux sont possibles. Si vous commencez dans un poste plus classique en finance, vous pouvez vous former sur les sujets RSE (nous avons des centaines de formations disponibles) et devenir très performants dans votre métier de financement car le sujet RSE est au cœur des préoccupations de nos clients au plus haut niveau. Aujourd’hui, il n’y a pas d’introduction en bourse, pas d’acquisition, pas d’émission obligataire sans analyser les enjeux environnementaux et sociaux des entreprises concernées et les conséquences de ces enjeux sur leur accès aux investisseurs.

Merci Hacina Py d’avoir répondu à nos questions !