Depuis plusieurs semaines, l’affaire GameStop met en lumière une stratégie particulière des hedge funds : la vente à découvert. Régulièrement accusés d’exacerber la volatilité des cours et la spéculation, les fonds qui y ont recours s’en défendent et se posent en lanceurs d’alerte des marchés financiers, engagés dans une croisade contre la surévaluation des titres, la mauvaise gestion, la fraude et le manque de transparence des entreprises. Qui sont ces fonds ? Quelles sont leurs pratiques ? Sont-ils utiles et pourquoi sont-ils tant décriés ? Eléments de réponse.
Objectifs et méthodes des hedge funds vendeurs à découvert
La vente à découvert (short selling) est une stratégie d’investissement sophistiquée appartenant au panel d’outils à disposition des investisseurs pour générer un rendement sur le marché et qui consiste, pour ces derniers, à parier sur la baisse de titres qu’ils ne possèdent pas. Certains hedge funds s’en sont fait leur spécialité.
Pour rappel, les hedge funds sont des fonds d’investissement pratiquant une gestion alternative, dans une optique de rendement absolu (absolute return), c’est-à-dire indépendante des variations du marché, y compris lorsque ce dernier est baissier. Ils diffèrent en cela des fonds traditionnels, qui cherchent seulement à surperformer le marché (relative return), selon une thèse d’investissement moins agressive et moins risquée, et sont la parfaite antithèse des fonds passifs (type ETF), qui ne font que reproduire la performance d’un indice. Ces fonds alternatifs lèvent des fonds auprès de particuliers fortunés, d’entreprises et d’investisseurs institutionnels (fonds de pension, compagnies d’assurance, banques, fonds souverains, etc.).
Leur essor fulgurant prend sa source aux Etats-Unis dans les années 1980 (même si leur existence est antérieure et date de la fin des années 1940) et leur nombre s’élève à plus de 9000 dans le monde en 2020, selon Hedge Fund Research, pour près de 3500 milliards de dollars sous gestion. En juin 2020, le premier fonds alternatif en termes d’actifs gérés (AUM, assets under management) est Bridgewater Associates (99 milliards de dollars), suivi par le fonds Renaissance Technologies (70 milliards) et par Man Group (62 milliards). Ce trio de tête distance nettement les fonds suivants, parmi lesquels se trouvent Elliott, Two Sigma, TCI, Citadel, D.E. Shaw, Point72 ou encore Pershing Square, essentiellement des fonds américains ou britanniques, les premiers représentant près de 80% des actifs gérés par des fonds alternatifs dans le monde.
Sur le marché des titres, la vente à découvert est une forme de position courte (short position), stratégie d’investissement qui anticipe une baisse du cours. A l’inverse, la position longue (long position) table sur une hausse des cours ; elle correspond à l’achat et à la détention classique d’un titre financier, dans l’espoir de voir sa valeur croître au cours du temps. Les positions courte et longue se déclinent également dans l’univers des produits dérivés, respectivement à travers l’achat d’options put (droit de vendre un titre à un prix prédéterminé) et d’options call (droit d’acheter un titre à un prix prédéterminé). La vente à découvert est pratiquée dans l’espoir de tirer bénéfice d’une baisse de cours anticipée, ou bien dans l’optique de se couvrir (hedge) contre la perte de valeur d’un titre.
L’une des principales stratégies de ces fonds alternatifs, dite Long Short Equity (LSE) ou Equity Hedge, consiste justement à prendre à la fois des positions longues (achat) sur les actions d’entreprises tenues pour sous-évaluées et des positions courtes (vente à découvert) sur les actions de sociétés considérées comme surévaluées. Dans le premier cas, les fonds pratiquent l’activisme actionnarial pour parvenir à leurs fins, c’est-à-dire qu’ils acquièrent une part minoritaire (généralement inférieure à 5%) du capital de l’entreprise ciblée et militent énergiquement en faveur de changements structurants dans sa gestion et sa stratégie, avec à la clé une hausse escomptée du cours de bourse. Dans le second cas, pour parier sur la baisse d’un titre, les hedge funds pratiquent la vente à découvert selon le schéma suivant :
- Phase de recherche et d’analyse exhaustive visant à déterminer la pertinence d’une campagne à l’encontre d’une entreprise ; la recherche peut être menée en interne, ou externalisée auprès de sociétés de recherche spécialisées, telles que Citron Research, Gotham City Research, ShadowFall Research ou encore Hindenburg Research, sociétés qui pratiquent souvent le shortselling elles-mêmes via leur propre fonds ;
- Emprunt d’actions à un investisseur détenant une position longue sur l’entreprise ciblée, généralement par l’intermédiaire d’un courtier (rôle généralement joué par une banque ou un gestionnaire d’actifs, à l’instar de BlackRock ou State Street), moyennant la prise d’une commission par ce dernier. Pourquoi un détenteur de position longue accepterait-il de prêter ses titres à un fonds alternatif dont le but avoué est précisément la diminution de la valeur de ces titres ? Plusieurs éléments expliquent cette situation qui, de prime abord, peut sembler contre-intuitive :
- Des garanties sont exigées à l’emprunteur pour assurer le prêteur qu’il recouvrera en nature l’ensemble de ses titres in fine, dans un délai fixé par le contrat de location ;
- L’opération est lucrative pour le prêteur, qui est rémunéré par le versement d’un intérêt de la part de l’emprunteur ; comme il se doit, plus l’offre de prêteurs potentiels est restreinte, plus le taux d’intérêt est élevé ;
- Rien ne permet d’affirmer que le cours baissera effectivement après la vente à découvert, il est donc tout à fait possible que le prêteur récupère ses actions à une valeur supérieure à celle qu’elles avaient au moment où il les a prêtées au hedge fund;
- Vente sur le marché des actions empruntées par le hedge fund ;
- Médiatisation de la stratégie de vente à découvert, afin de convaincre le plus grand nombre possible d’investisseurs que la société ciblée est survalorisée : publication de notes de recherche sur la plateforme Activist Insight Short, le blog Seeking Alpha ou bien sur des forums dédiés, tenue de conférences de presse, publication d’articles, création d’un site internet dédié, communication sur les réseaux sociaux (en particulier Twitter), création d’une chaîne TV en ligne (à l’image de la chaîne Zer0esTV, lancée en octobre 2020 par Carson Block), financement de documentaires, etc. ;
- Rachat du même nombre d’actions qu’empruntées et restitution de ces dernières au prêteur. Si le cours de l’action a diminué entre le moment de la vente des actions empruntées et celui du rachat des actions pour les restituer, le hedge fund empoche la différence entre ces deux cours et réalise un profit (à diminuer de la charge des intérêts dus au prêteur).
Dans ce scénario idéal, la stratégie du vendeur à découvert se révèle payante, car le cours de l’action a effectivement baissé. En revanche, si le cours grimpe au lieu de diminuer, non seulement le vendeur à découvert perd de l’argent, mais en outre il s’expose à une perte virtuellement illimitée. En effet, quand le détenteur d’une position longue s’expose à un risque de perte limité (à la somme investie) et à un potentiel de gain virtuellement illimité, à l’inverse, le vendeur à découvert, détenteur d’une position courte, voit son gain potentiel limité (à la différence entre le prix de vente des actions empruntées et un prix de rachat des actions empruntées proche de zéro en cas d’effondrement total du cours) et son risque de perte virtuellement illimité. En effet, quel qu’en soit le prix, le fonds doit être en mesure de racheter les actions empruntées pour les rendre à son propriétaire, ce qui risque de le ruiner si le cours explose. On retrouve ici le cas de figure rencontré dans l’affaire GameStop, sur lequel nous reviendrons plus loin. La vente à découvert est donc une stratégie extrêmement risquée.
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Les entreprises ciblées par ceux qui la pratiquent sont généralement des sociétés fragilisées par une gestion jugée mauvaise, un manque de contrôles internes, ou encore une comptabilité frauduleuse ou peu transparente, autant d’éléments conduisant les vendeurs à découvert à les considérer surévaluées. Il s’agit généralement d’un titre volatile et ne faisant pas consensus parmi les analystes financiers. Le vendeur à découvert se pose alors comme l’analyste qui vient trancher en faveur de la thèse la plus alarmiste et cherche à emporter le consensus. Ce sont avant tout la crédibilité (réputation, palmarès, expertise de l’équipe d’analystes, etc.) et l’efficacité de la communication du vendeur à découvert qui poussent les autres investisseurs à le suivre. En outre, le risque élevé pris par les shortsellers, ainsi que la faible diversification de leur portefeuille, font qu’ils ont tout intérêt à être sûrs de leur fait avant d’entamer une campagne contre un titre, au risque de le payer très cher.
Les stratégies utilisées varient d’un hedge fund à l’autre, notamment parmi ceux qui se spécialisent dans les actions. La vente à découvert en fait donc partie et peut s’exécuter sous des modalités variables, en fonction des objectifs, des habitudes et du niveau d’aversion au risque des gérants de fonds, en particulier pour ce qui touche aux formes de médiatisation de la prise de position courte, ou encore à la durée de détention de la position, qui peut aller de quelques jours à plusieurs mois, voire plusieurs années (sachant que plus un fonds reste longtemps sur sa position courte, plus cette stratégie lui coûte cher en charges d’intérêts).
Ces fonds aiment à rappeler qu’ils prennent beaucoup de risques et ont la tâche bien plus ardue que celle des investisseurs en position longue (notamment les fonds passifs), dans un environnement économique où, en tendance longue, la hausse des marchés est la règle, et la baisse l’exception.
« Nous sommes à la fois des croisés et des capitalistes »
Cette définition des fonds vendeurs à découvert proposée par Carson Block à l’occasion d’une interview accordée au journal Les Echos au début du mois est révélatrice de la philosophie revendiquée par beaucoup de ces hedge funds, à l’instar de celui qu’il a fondé et qui s’appuie sur les analyses de sa société de recherche Muddy Waters Research. Ils aiment en effet à se présenter comme participant à un combat pour une cause juste qui les transcende, au-delà de leur objectif premier de rendement financier. Cette rhétorique du combat contribue, au demeurant, à entretenir la stature dont ces fonds souhaitent se parer pour nourrir la légende qu’ils se sont construite et la crainte qu’ils suscitent auprès de beaucoup d’entreprises cotées.
La stratégie de vente à découvert aurait été inventée au début du XVIIe à la Bourse d’Amsterdam pour parier contre la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, elle est donc aussi ancienne que les marchés boursiers eux-mêmes. Très tôt et à travers l’histoire financière jusqu’à nos jours, elle a fait l’objet de méfiance et d’interdictions diverses, par exemple de la part de Napoléon Ier sous l’Empire. Toutefois mieux acceptée aux Etats-Unis qu’en Europe, elle y est pratiquée au cours du XIXe siècle par des investisseurs tels que Jacob Little et Daniel Drew, qui en font un usage jugé, à l’époque, abusif.
C’est le financier australien Alfred Winslow Jones qui est crédité de la formation du premier fonds alternatif, aux Etats-Unis en 1949. Il a déjà recours à la stratégie du Long Short Equity, en utilisant le levier pour démultiplier la taille de ses positions longues et la vente à découvert pour se couvrir (hedge, d’où le nom « hedge fund ») contre la volatilité du marché. D’autres suivront à partir des années 1960-1970 aux Etats-Unis, notamment les fonds Quantum de George Soros, lancés en 1973, puis se développeront massivement à partir des années 1980-1990. C’est justement en 1992 que George Soros acquiert une renommée mondiale en vendant à découvert pour 10 milliards de dollars en livres sterling, anticipant à juste titre une dévaluation de la devise britannique, ce qui précipite sa sortie du Système monétaire européen.
Pendant la dernière crise financière, plusieurs fonds alternatifs tirent parti de l’effondrement du secteur financier, à commencer par l’investisseur John Paulson qui, à travers son hedge fund Paulson & Co, aurait gagné 4 milliards de dollars en pariant sur l’éclatement de la bulle de subprimes, notamment en vendant à découvert les titres de grandes banques et sociétés de refinancement américaines et britanniques.
Pour rappel, les dénominations « fonds vendeur à découvert » ou « fonds activiste » sont circonstancielles, autrement dit, elles n’impliquent aucune distinction de statut juridique, mais permettent de désigner un hedge fund à l’aune du type de stratégie qu’il met en œuvre sur une position particulière. En l’occurrence, la plupart des hedge funds pratiquent la vente à découvert, stratégie en ligne avec le modèle économique de ce type de fonds (prise de risque élevée, promesse d’un profit supérieur), mais certains d’entre eux sont particulièrement (mais rarement exclusivement) identifiés médiatiquement pour leurs opérations de shortselling, à l’image de Muddy Waters Research (Carson Block), Kynikos Associates (James Chanos), Icahn Enterprises (Carl Icahn), Pershing Square Capital Management (Bill Ackman), Marshall Wace (Paul Marshall et Ian Wace) ou encore Greenlight Capital (David Einhorn), pour n’en citer qu’une poignée.
Ces fonds, dont la plupart sont américains ou britanniques, ont pour terrain de chasse privilégié l’Amérique du Nord, où la tendance récente est de s’en prendre aux entreprises chinoises cotées sur les Bourses américaines. En effet, jusqu’ici soumises à de moindres exigences de transparence que leurs homologues américaines souhaitant entrer en Bourse, nombre de ces sociétés ont été épinglées pour dissimulation ou fraude au cours de la décennie écoulée.
Ainsi, c’est à l’occasion d’une telle campagne que Muddy Waters se fait une place dans le club des vendeurs à découvert de renom, durant l’été 2011, en prenant pour cible le groupe forestier sino-canadien Sino-Forest Corporation, accusé par Carson Block d’avoir gonflé ses résultats et son bilan. Les effets de l’attaque ne se font pas attendre, puisque l’action de la société, cotée à Wall Street et à Toronto, recule de près de 70%. L’entreprise fait faillite quelques mois plus tard, marquant le premier fait d’armes de Block. Ce dernier réitère la performance près de 9 ans plus tard, en avril 2020, lorsque sa position courte contre Luckin Coffee, société côtée au Nasdaq qui se rêve en Starbucks chinois, se révèle payante, alors que la découverte d’une fraude comptable majeure coûte au titre 80% de sa valeur au cours d’une seule séance.
Une étude de décembre 2020, couvrant un échantillon (non exhaustif) de 351 campagnes de vente à découvert menées aux Etats-Unis entre 1996 et 2018, souligne que dans plus de 30% des cas, l’entreprise ciblée contre-attaque (communiqué de presse niant l’exactitude des accusations portées, tentative de discréditer le fonds accusateur, poursuites judiciaires pour diffamation, recrutement d’un auditeur externe indépendant pour prouver sa bonne foi, recours à un cabinet d’intelligence économique afin de coordonner la riposte, etc.), avec un effet cependant très limité. La proportion élevée d’entreprises qui ne ripostent pas (70% d’entre elles) peut surprendre, mais s’explique par les coûts élevés engrangés par une campagne de contre-attaque qui s’inscrit dans la durée, ou par la volonté de faire profil bas pour éviter de faire l’objet d’un surcroît d’attention, à plus forte raison si l’entreprise considère que les accusations du vendeur à découvert sont fondées. Sur la période étudiée, les actions des sociétés attaquées perdent en moyenne un tiers de leur valeur au cours des 12 mois suivant le lancement de la campagne, d’où un gain équivalent pour le shortseller. L’étude relève également une accélération significative de la fréquence de ces campagnes aux Etats-Unis : de 2,5 par an en moyenne entre 1996 et 2009, leur nombre explose après la crise des subprimes et passe à 35 en moyenne par an entre 2010 et 2018. Enfin, pour ce qui est du sort des sociétés ciblées, elles sont 20% à être reprises par une autre entreprise et une sortie de la cote attend 25% d’entre elles.
A en croire Carson Block, l’intérêt des fonds vendeurs à découvert américains pour l’Europe est voué à croître, dans la mesure où ces derniers perçoivent le Vieux Continent comme un terrain fertile pour le manque de transparence de la part des entreprises, trait culturel qui serait d’ailleurs particulièrement marqué en France, où les entreprises se montreraient très enclines à profiter de méthodes d’ingénierie financière et de subtilités comptables pour donner leurs comptes à voir sous un jour plus flatteur. Ces pratiques sont légales, mais situées suffisamment proches de la limite de l’interdit pour attirer l’attention de fonds tels que Muddy Waters. En outre, la tendance haussière impressionnante observée sur les marchés américains, amorcée en 2016, accentuée en 2019 et repartie de plus belle après le krach de mars 2020, rend la tâche plus difficile aux fonds qui souhaitent prendre des positions courtes. L’Europe apparaît alors pour eux comme un recours sérieux.
En France, justement, Muddy Waters s’est rendu célèbre pour avoir mené, entre décembre 2015 et janvier 2016, une violente campagne à l’encontre du groupe Casino, accusé par le vendeur à découvert de se livrer aux pratiques évoquées précédemment afin de masquer une dégradation de ses résultats. Au terme de cette campagne, le titre du groupe de Jean-Charles Naouri accuse un repli de près de 28%. Plus récemment, début décembre 2020, Carson Block s’attaque à la société Solutions 30 (responsable de la pose des compteurs électriques Linky) en lui adressant plusieurs lettres publiques qui la pointent du doigt pour de supposés liens avec la mafia italienne et d’importantes tromperies comptables. Résultat : le titre s’échange à ce jour, à la mi-février 2021, à près de 50% de son cours de début décembre. En tout, c’est prêt d’une quarantaine de sociétés françaises qui font l’objet d’une position courte importante de la part de vendeurs à découvert fin 2020, à l’image de Peugeot, Europcar Mobility Group ou encore Air France-KLM.
Tout comme les fonds activistes, les vendeurs à découvert se tournent également, et ce, de façon croissante, vers les entreprises cotées sur les Bourses asiatiques. Le Japon et la Corée du Sud figurent en bonne place dans le tableau de chasse des shortsellers, qui voient d’immenses opportunités dans la culture d’entreprise de ces deux pays, traditionnellement caractérisée par une forte concentration du capital entre les mains d’une poignée de groupes familiaux (appelés chaebol en Corée et keiretsu au Japon), reliés entre eux par des mécanismes de participations croisées. La transparence structurellement limitée de ces groupes fait le lit de hedge funds, vendeurs à découvert comme actionnaires activistes, dont la stratégie est justement de s’engouffrer dans ce type de faille, que les entreprises ciblées soient des chaebol/keiretsu ou non. Par exemple, en août 2016, le fonds de Citron Research lance une attaque contre le fabriquant robotique japonais Cyberdyne, l’accusant de dissimulation. Le titre s’échange mi-février 2021 à près de 60% de sa valeur d’août 2016, niveau qu’il n’a jamais retrouvé depuis lors. De la même façon, l’action du groupe coréen Samsung a fait l’objet de plusieurs campagnes de vente à découvert en 2018, qui lui font terminer l’année dans le rouge, avec un recul de 27%.
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Victoires et déboires des vendeurs à découvert
Pourtant, les fonds vendeurs à découvert ne sont pas systématiquement victorieux, il leur arrive de se fourvoyer ou de ne pas réussir à emporter le consensus des autres investisseurs. Le cas Herbalife est, à cet égard, édifiant. En décembre 2012, le fonds Pershing Square de Bill Ackman attaque le fabriquant de compléments alimentaires diététiques Herbalife Nutrition, en publiant une note de recherche de 342 pages qui compare la société américaine à une vaste « chaîne de Ponzi ». Après plus de cinq ans de lutte, largement médiatisée, en particulier contre le célèbre actionnaire activiste Carl Icahn, dont le fonds est le premier actionnaire d’Herbalife, Ackman déclare forfait et liquide sa position vendeuse fin février 2018 avec une perte de près d’un milliard de dollars, face au redressement inexorable de la valeur boursière du titre. Le rocambolesque feuilleton Herbalife est l’un des exemples les plus spectaculaires d’échec cuisant subi par un shortseller. Il rappelle également que les hedge funds ne partagent pas nécessairement les mêmes vues sur la viabilité du modèle économique d’une entreprise ou la performance d’un titre, et peuvent finir par s’affronter, parfois violemment, pour défendre leur thèse d’investissement respective et générer le rendement espéré. En la matière, un tel affrontement correspond à un jeu à sommes nulles.
Pour autant, l’Histoire donne parfois raison aux vendeurs à découvert, en témoignent les extraordinaires sagas Enron et Wirecard.
En novembre 2000, le fonds Kynikos de James Chanos vend à découvert l’action Enron, quelques mois avant son effondrement, convaincu que la firme énergétique américaine s’est rendue coupable d’avoir maquillé ses comptes pour dissimuler ses pertes. Quelques mois plus tard, le scandale éclate, et le titre passe de près de $90 fin 2000 à moins d’un dollar fin 2001, occasionnant un profit de près de 500 millions de dollars pour Chanos. L’affaire Enron s’impose comme l’un des scandales financiers les plus marquant des dernières décennies.
Chanos fait également partie de la dizaine de vendeurs à découvert ayant alerté, dès 2016, sur les anomalies comptables de la fintech allemande Wirecard, ancienne star de l’indice DAX dont la chute, à la fin du printemps 2020, fait l’effet d’un coup de tonnerre en Allemagne. L’affaire embarrasse l’auditeur du Groupe (EY) ainsi que le régulateur boursier allemand (la BaFin), qui n’ont pas su voir que 25% du bilan de Wirecard (soit 1,9 milliard d’euros) manquaient à l’appel. Les hedge funds en position courte sur le titre du Groupe auraient gagné près de 2,5 milliards d’euros cette année à l’occasion de la révélation du plus grand scandale comptable et financier de la décennie outre-Rhin.
En 2020, les hedge funds ont généré un rendement moyen de plus de 12% dans le monde (meilleure performance annuelle depuis 2009) et de plus de 19% dans le cas des fonds en actions (soit davantage que les 16% annuels du S&P 500, l’indice américain phare). Pourtant, cette performance est avant tout le fait des positions longues détenues par les fonds, dans la mesure où, à l’exception de quelques succès, comme les épisodes Luckin Coffee, Wirecard ou Nikola (constructeur de poids lourds à hydrogène dont le titre est attaqué, avec succès, par Hindenbourg Research en septembre dernier), les positions courtes ont, pour beaucoup, été contrariées par la reprise boursière spectaculaire postérieure au mois de mars. En effet, selon Goldman Sachs, les positions courtes les plus performantes n’ont pas rapporté plus de 10% aux fonds alternatifs, contre 40% pour les positions longues les plus rentables.
Le revers majeur infligé par Tesla aux vendeurs à découvert l’année dernière en est l’illustration la plus emblématique, celle d’un mauvais pari réalisé par des fonds tels que Kynikos ou Greenlight Capital, face à un géant de la tech qui semble impossible à mettre à terre… en attendant la prochaine correction boursière ? En tout cas, en 2020, ces vendeurs à découvert ont perdu près de 35 milliards de dollars en tablant, sans succès, sur la baisse du titre, qui a bondi de près de 650% sur l’année, pour un P/E ratio (qui compare le prix d’une action au résultat par action généré par l’entreprise) s’élevant à près de 1200x mi-février 2021, contre près de 40x pour l’indice S&P 500, que la société d’Elon Musk a d’ailleurs intégré le 21 décembre dernier.
Affaire GameStop : la vendetta collective des investisseurs individuels
Du fait de leur style d’investissement alternatif, les fortes personnalités qui les incarnent ou encore le caractère contre-intuitif de la vente à découvert, les fonds shortsellers sont souvent décriés, preuve en est avec le cas GameStop.
Société américaine basée à Dallas, spécialisée dans la distribution de jeux vidéo, GameStop est fragilisée par la montée en puissance des jeux en ligne ; c’est l’action américaine la plus vendue à découvert en 2020, selon S&P Global. Pourtant, elle va faire l’objet d’un pump and dump colossal début 2021.
A compter du 12 janvier, son prix entame en effet une phase de hausse inattendue, avant d’exploser : en deux semaines, le titre connaît une augmentation de plus de 2300%, passant de moins de $20 à plus de $480, avant de retomber à $40. Derrière cette hausse, le forum Reddit nommé « WallStreetBets » ; il rassemble plusieurs millions de membres qui échangent à propos de leurs investissements respectifs et forment une communauté notoirement hostile aux hedge funds vendeurs à découvert.
Le mouvement s’étend rapidement à d’autres actions vendues à découvert par des shortsellers, telles que les titres d’Unibail-Rodamco-Westfield, BlackBerry ou Nokia, qui connaissent tous un pic en janvier. Ces investisseurs individuels tentent de ruiner les vendeurs à découvert en prenant massivement des positions longues sur les titres sur lesquels ils détiennent des positions courtes. Ironie du sort, les fonds alternatifs qui se revendiquent comme les justiciers du capitalisme se retrouvent acculés dans la position des représentants de l’establishment financier de Wall Street par cette communauté d’investisseurs. Résultat : les hedge funds ayant des positions courtes sur les marchés américains ont perdu près de 70 milliards de dollars en janvier 2021, à commencer par Melvin Capital, qui a vu s’évaporer 30% de son portefeuille.
En réaction, bon nombre de fonds décident, par précaution, de réduire le volume de leurs positions courtes, en attendant davantage de clarté sur le marché. C’est notamment le cas du fonds de Carson Block. La société de recherche Citron Research a, quant à elle, franchement annoncé la suspension de ses activités de publication sur des positions de vente à découvert.
Cette suite d’événements inédite s’inscrit dans un contexte bien particulier, celui de la démocratisation du trading, à l’heure des réseaux sociaux. La baisse massive des commissions sur le trading par la plupart des courtiers et le succès croissant des plateformes de trading en ligne telles que Robinhood, eToro ou encore Degiro, amorcent le mouvement en 2019. Il gagne en ampleur à la faveur de la pandémie de Covid-19 en 2020 (épisodes de confinement, épargne forcée accumulée pendant un an, stimulus économiques injectés par les Etats dans leurs économies, etc.). Le Wall Street Journal avance ainsi que les courtiers en ligne américains ont enregistré un nombre record de 10 millions de nouveaux utilisateurs en 2020.
Pourtant, ces mêmes plateformes, à commencer par Robinhood, se retrouvent aujourd’hui sous le feu des critiques pour avoir suspendu la possibilité d’achat d’une dizaine de titres, dont GameStop, au bout de quelques jours de flambée de leurs cours. Le 18 février dernier, Vladimir Tenev, dirigeant du courtier en ligne, est auditionné par le Congrès américain pour rendre des comptes sur cette décision controversée, ainsi que sur les liens que Robinhood entretient avec le hedge fund Citadel Securities, qui traite les flux d’ordre de ses clients. La plateforme de trading en ligne, qui compte d’ailleurs entrer en Bourse cette année, risque de faire l’objet d’une attention accrue de la part des législateurs et régulateurs dans les mois à venir.
Quoi qu’il en soit, ces sursauts boursiers favorisent une dynamique déjà largement haussière, qui porte beaucoup d’indices à leur niveau record et rappelle cette « exubérance irrationnelle » des marchés décrite par Alan Greenspan en 1996, moins de 4 ans avant l’éclatement de la « bulle internet » (dès mars 2000). A la différence de 1996, l’argent ne coûte aujourd’hui presque rien : face à la faiblesse des taux d’intérêt, les investisseurs se reportent massivement sur les actions, ce qui nourrit davantage cette nouvelle « bulle ». Alors que le FMI alerte, fin janvier 2021, face au hiatus entre la dynamique extraordinaire des marchés et l’état réel de l’économie, la question clé du rôle stabilisateur des vendeurs à découvert se pose avec force.
Pourtant, ces derniers, loin de trouver grâce aux yeux de l’opinion, sont souvent perçus comme malfaisants et spéculateurs, accusés de détruire de la valeur au lieu d’en créer et de parier contre l’économie ; si bien que les appels en faveur de l’interdiction de la vente à découvert sont récurrents, en particulier en période de crise.
Une pratique vertueuse pour l’efficience du marché ?
Le spectre de la limitation, voire de l’interdiction, de la vente à découvert ressurgit immanquablement à chaque épisode de perturbation majeure sur les marchés. Il pose la question de la raison d’être de la vente à découvert et de ses effets sur la stabilité du marché.
Ainsi, entre fin février et mi-mars 2020, face à la pandémie de COVID-19, les marchés boursiers mondiaux s’effondrent. En Europe, ils perdent 35%. Six pays européens y interdisent ou limitent alors la vente à découvert (Autriche, Belgique, Espagne, France, Grèce, Italie) pendant près de deux mois, au nom du principe de précaution. Autour du globe, plusieurs pays les imitent, à l’image de la Corée du Sud qui, pour l’heure, n’a toujours pas levé cette interdiction, alors même que son marché boursier a connu une reprise vigoureuse, en particulier l’indice phare Kospi 200, qui a doublé entre mars 2020 et février 2021 pour atteindre son record historique. De la même manière, l’année 2008 est marquée par des restrictions de cette pratique, en particulier de la part des régulateurs américain, britannique, français ou encore allemand.
Pourtant, les régulateurs reconnaissent une utilité aux vendeurs à découvert. Dès décembre 2008, Christopher Cox, président de la SEC (le gendarme boursier américain), exprime des regrets quant à sa décision de septembre de suspendre momentanément la pratique sur les valeurs financières américaines en Bourse. Le président de l’AMF Robert Ophèle, lui, rappelait récemment, que « les ventes à découvert sont nécessaires au bon fonctionnement des marchés ». En fait, cette pratique contribue à une formation plus efficiente du prix sur le marché en évitant que les investisseurs cèdent systématiquement aux sirènes de « l’exubérance irrationnelle ».
En effet, la myriade de papiers de recherche académique publiés au cours des cinquante dernières années sur le sujet, soulignent les méfaits de la limitation de la vente à découvert et les bienfaits de cette pratique sur l’efficience des marchés financiers. Selon Owen A. Lamont, professeur à Princeton, Yale et Harvard, les entraves à la vente à découvert sont sources d’une survalorisation des actions et d’un futur rendement particulièrement faible (si la distorsion de prix ne peut pas être corrigée, ou difficilement, par l’action de vendeurs à découvert, elle ne pourra l’être que progressivement par une baisse du cours sur plusieurs mois). Dans un papier de 2004, Lamont s’intéresse justement à un échantillon de 266 entreprises américaines ayant contre-attaqué publiquement face à des vendeurs à découvert entre 1977 et 2002 et il constate que l’excess return moyen des actions de ces sociétés est de -2% par mois au cours de l’année suivant la contre-attaque. Pour rappel, également désigné sous le nom de « alpha », l’excess return mesure le rendement supplémentaire d’un portefeuille par rapport à un indice de référence. Les contraintes imposées aux vendeurs à découvert apparaissent donc comme un obstacle à la juste formation du prix d’équilibre sur le marché.
Nombre d’autres travaux académiques appuient cette idée que l’excès d’optimisme quant à la valeur de l’entreprise et la myopie des investisseurs vis-à-vis des manipulations commises (fraude, pratiques comptables discutables, etc.), caractéristiques d’un biais de confirmation à l’œuvre pendant les phases haussières, peuvent être corrigés par l’existence sur le marché d’investisseurs plus rationnels et mieux informés (les vendeurs à découvert) qui, apportant cette information au marché, améliorent ce faisant son efficience et contribuent à l’accroissement de sa liquidité (dans un marché haussier, où les vendeurs sont mécaniquement moins nombreux, mais également dans un marché baissier, où ils doivent couvrir leur position en rachetant finalement les titres empruntés). Sur le plan économique, l’activisme des vendeurs à découvert tend également à améliorer la gouvernance d’entreprise, en incitant les dirigeants à prendre en compte leurs critiques relatives à la mauvaise gestion ou au manque de transparence.
Si la contribution des vendeurs à découvert à l’équilibrage du marché est saluée en période de hausse, qu’en est-il des périodes de baisse, voire de chute des cours ? Les tenants de la limitation de la vente à découvert avancent que cette pratique alimente et amplifie l’effondrement, posant un risque systémique de déstabilisation durable du marché.
Là encore, il est difficile d’attester cette affirmation. Dans un papier d’août 2012, W. Bailey et L. Zheng remarquent au contraire que les volumes d’actions vendues à découvert sont plus importants les jours où les marchés sont haussiers que lorsqu’ils baissent (autrement, cela nourrirait la baisse). D’ailleurs, les shortsellers opérant en Europe ont gagné davantage grâce à l’effondrement de Wirecard pendant l’été, en phase de redressement des indices, que lors de l’effondrement de février-mars (avant que la vente à découvert soit limitée). Un détour par l’histoire financière nous apprend par ailleurs qu’en octobre 1929, la vente à découvert ne concerne que 0,01% des actions lors du krach, d’après une étude du NYSE publiée un mois plus tard, à une époque où la pratique est pourtant déjà bien connue.
Enfin, les shortsellers sont de plus en plus souvent perçus comme des alliés par les tenants de la finance dite « responsable », dont certains rêvent de développer la vente à découvert sur critères ESG, à en croire Bertille Knuckey, responsable de la recherche extra-financière chez Sycomore Asset Management, l’un des pionniers de la gestion « responsable » en France. L’idée demeure encore embryonnaire, mais certains shortsellers, à l’instar du britannique Man Group, déclarent s’y intéresser de très près.
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Les vendeurs à découvert ou l’importance de ne pas se tromper de débat
Après avoir mis en évidence les arguments avancés par la recherche financière face à ceux qui craignent que les shortsellers soient une source de risque systémique, il paraît finalement utile de tenter d’explorer les ressorts profonds de la détestation d’une partie de l’opinion publique envers les fonds vendeurs à découvert pour mieux expliquer les mécanismes à l’œuvre derrière les variations de cours observées.
Avant toute chose, l’accusation d’« immoralité » qui vise parfois ces fonds reviendrait à placer le débat dans un champ trop vaste qui échappe à l’analyse factuelle. Le premier niveau d’analyse doit donc moins se poser en termes « moraux » qu’en termes juridiques. En effet, la vente à découvert sur les actions est une pratique légale dans les pays développés et, à ce titre, elle est encadrée par des organes de régulation, à l’image de l’AMF en France et de la SEC aux Etats-Unis. En revanche, si des vendeurs à découvert se rendent coupables de manipulation de marché, la fraude peut être identifiée comme telle et sanctionnée via l’arsenal juridique dédié. Ainsi, le short & distort (S&D), dévoiement de la vente à découvert, consiste pour le commanditaire à prendre une position courte sur le titre d’une société, puis à lancer une campagne de diffamation à son encontre, parfois en usurpant l’identité d’un membre d’une institution reconnue ou d’un organe de régulation pour endormir sa méfiance ; c’est le pendant baissier du pump and dump, tout aussi illégal. A l’inverse, il est dans l’intérêt des hedge funds vendeurs à découvert d’appuyer leurs accusations sur des faits solides, car leur réputation en dépend.
Le second niveau de réflexion peut être celui de l’éthique professionnelle. Est-il injuste de recourir à la vente à découvert telle que la pratiquent les hedge funds ? Dans la mesure où le risque de perte se situe du côté de l’actionnaire de l’entreprise ciblée et non du côté de l’entreprise elle-même, force est de répondre par la négative. En effet, les variations du cours de l’action d’une société n’ont pas d’impact direct sur son fonctionnement opérationnel, puisque les actions sont échangées sur le marché secondaire. Il serait injuste que le risque inhérent à la détention d’une position courte par le hedge fund soit transféré à des « victimes collatérales », des parties prenantes de l’entreprise n’ayant pas souscrit à cette prise de risque, à l’image des salariés (dans le cas basique où ces derniers ne sont pas intéressés au capital). On l’a dit, la baisse du cours n’affecte, à court terme, que les actionnaires. Or, ces derniers ont tacitement accepté, en achetant leurs actions, de s’exposer au risque de voir la valeur de ces dernières s’amenuiser ; c’est au prix de cette prise de risque que l’actionnaire peut espérer obtenir, par son investissement, un rendement supérieur à celui qu’obtiendrait un créancier qui prêterait ses fonds (par contre, ce dernier est quasiment assuré de retrouver ses fonds in fine, il est ainsi exposé à un risque très faible). On retrouve ici le fameux couple rendement/risque inhérent à toute stratégie d’investissement.
En revanche, une baisse durable du cours de l’action peut entraîner un tarissement de ses sources de financement (levée de fonds propres ou de dette), à moyen et long terme, et induire des conséquences potentiellement graves pour l’entreprise, à plus forte raison s’il s’agit d’une société en croissance à fort besoin d’investissement.
Cela dit, le cas échéant, la baisse durable du cours de l’action ne serait pas intrinsèquement causée par les agissements du vendeur à découvert (dont il ne serait que l’élément déclencheur), mais serait plutôt la conséquence d’une perte durable de confiance des investisseurs dans la capacité de l’entreprise à générer durablement un résultat positif tout en faisant face à ses engagements. En théorie, une entreprise aux bases saines et qui est bien gérée n’a donc pas à craindre l’attaque d’un vendeur à découvert car, si l’attaque est injustifiée et les participants au marché suffisamment informés, le cours peut reculer l’espace d’un moment, mais retrouvera rapidement sa valeur fondamentale sans avoir le temps de causer de dommages sérieux à l’entreprise elle-même ; ni l’entreprise ni l’actionnaire ne seront alors lésés à moyen terme.
C’est à ce titre que les vendeurs à découvert participent indirectement et tendanciellement à l’amélioration de la gouvernance d’entreprise : il est in fine dans l’intérêt de l’actionnaire de superviser les agissements du manager (quitte à supporter les coûts de cette supervision), puisque ce dernier, contrairement à lui-même, n’a pas à subir directement les conséquences négatives d’une gestion déficiente de l’entreprise, qui constitue un terreau propice à l’attaque d’un vendeur à découvert. Au demeurant, il n’est pas nécessaire que l’actionnaire détienne la majorité du capital pour exercer une influence sur la gestion de l’entreprise, l’efficacité des fonds activistes tels que Elliott Management l’illustre bien.
Aussi, l’honnêteté intellectuelle doit conduire l’actionnaire, quelle que soit la part du capital qu’il détient, à ne pas perdre de vue le fait que :
- Sa présence au capital est inhérente à une certaine prise de risque pour lui-même ;
- Le but d’un marché efficient n’est pas la hausse du cours de tous les titres, mais le reflet de la valeur fondamentale des entreprises dans le prix de leur action ;
- S’il n’est pas satisfait du modèle économique ou de la gestion de l’entreprise, il est dans son intérêt de chercher à les influencer (à la mesure de sa part du capital) dans le sens d’une plus forte création de valeur économique ;
- Les vendeurs à découvert professionnels ont, certes, leur propre objectif de rendement, mais n’en sont pas moins des analystes affutés qu’il est utile d’écouter si l’on est intéressé à la création de valeur de l’entreprise.
Si l’investissement en Bourse est davantage perçu comme un jeu que comme une recherche de création de valeur économique, alors la frustration et la virulence des communautés d’investisseurs individuels impliquées dans l’affaire GameStop se conçoit (tout en gardant à l’esprit que les autorités de régulation des marchés n’admettent pas les manipulations de marché). En revanche, si l’on s’intéresse réellement à la création de valeur par l’entreprise, il est souhaitable de prêter attention aux critiques émises par les hedge funds vendeurs à découvert, mais également de participer à un débat qui, lui, a lieu d’être, celui du meilleur mode de réglementation de la vente à découvert.
En la matière, les solutions existantes et les pistes explorées par les régulateurs et la recherche académique ont généralement trait à des mécanismes d’encadrement des prix de type upstick rule (règle instaurée par la SEC aux Etats-Unis en 1938) et aux seuils de déclaration des positions détenues par les fonds (formalisés à travers les célèbres formulaires 13F outre-Atlantique), c’est-à-dire le pourcentage de détention d’une entreprise à partir duquel les investisseurs sont tenus de communiquer l’information au régulateur, qui lui-même la rend publique à partir d’un certain seuil ; l’objectif est de tendre vers une meilleure transparence de l’activité de ces acteurs financiers.
Ainsi, vente à découvert et activisme actionnarial ne sont que les deux faces d’une même médaille. L’objectif de génération d’un rendement financier leur est commun, mais leurs méthodes pour y parvenir divergent : le shortseller table sur la destruction de valeur boursière (et non pas de valeur économique), quand l’actionnaire activiste mise, lui, sur la création de valeur boursière, afin de s’enrichir au titre de sa détention d’une part du capital de l’entreprise. Tous deux, ce faisant, se posent en combattants contre les « mauvais capitalistes », ceux qui trompent le système ou se révèlent être de mauvais gestionnaires. La vigueur des débats autour des vendeurs à découvert, situés à mi-chemin entre la théorie économique et financière, la théorie des organisations (théorie de l’agence) et les problématiques d’intelligence économique, rappelle aussi la nécessité pour tout marché de disposer d’organismes régulateurs compétents et efficaces, qui pourvoient au reflet de la juste valeur de l’actif dans le prix de marché. L’apparition de distorsions dans cette formation du prix de marché explique l’existence de ces acteurs que sont les vendeurs à découvert. D’ailleurs, l’« exubérance irrationnelle » que beaucoup d’analystes détectent actuellement sur les marchés boursiers mondiaux, notamment américains, laisse à penser que leur interventionnisme sera amené à s’intensifier dans les mois et années à venir. Reste à savoir s’ils seront capables de s’adapter face à l’arrivée de nouveaux entrants sur les marchés, avec lesquels ils devront désormais compter : des communautés d’investisseurs individuels capables de se coordonner pour faire de leurs opérations en Bourse un mode d’expression contestataire.
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Nathanaël Zobel-Pantalacci, étudiant à Grenoble École de Management et contributeur du blog AlumnEye
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