“Et nous la défendrons jusqu’au bout face à un groupe de média arrogant à peine sorti de la Préhistoire, qui n’a pas l’air de bien comprendre ce qu’il fait là et qui n’y est pas désiré”. Voici un extrait du message publié sur Linkedin par Emmanuel Carré, responsable de la Communication chez Ubisoft. Il fait là référence à Vivendi, l’entreprise dirigée par Vincent Bolloré et qui contrôle depuis la mi-juin, 20% de l’éditeur de jeux vidéo. Depuis quelques années, Vivendi a mené une politique de croissance externe, c’est-à-dire de rachat et de montée au capital de nombreuses entreprises. Aujourd’hui troisième groupe de divertissement mondial, après Walt Disney Company et Time Warner, Vivendi est actif dans l’univers des médias, des télécommunications, de la musique et des jeux vidéo. Pour en arriver là, le groupe a su alterner phases de cessions et de rachats, afin de prendre en compte les évolutions du secteur du divertissement aujourd’hui, marqué notamment par l’avènement du digital et l’apparition de nouveaux acteurs (Netflix, beIN Sports…). Cependant, cette stratégie a parfois montré ses limites, avec un recours massif à l’endettement et des rentabilités limitées sur certaines filiales (aujourd’hui Canal+). Alors dans quelle mesure la stratégie de croissance externe de Vivendi au cours des dernières années a-t-elle été créatrice de valeur pour l’entreprise ?
Lire aussi : La frénésie de M&A dans le secteur des télécoms
À l’origine, un groupe aux activités variées qui s’est progressivement recentré sur les médias
Le groupe Vivendi provient de la Compagnie Générale des Eaux (CGE), entreprise de distribution d’eau courante créée en 1853. Cette dernière s’est progressivement spécialisée dans le secteur des Medias et des Télécommunications avec le lancement de Canal+ en 1984, SFR en 1987, et Cegetel en 1996. L’arrivée de Jean-Marie Messier, polytechnicien, énarque et ancien associé de Lazard, marque un tournant pour le groupe qui est renommé Vivendi en 1998.
Tout en se désengageant des activités traditionnelles, avec la vente de la Société Générale des Eaux, qui deviendra Vinci, Vivendi se concentre sur les médias, avec de nombreux rachats. Le groupe rachète par exemple les parts de Vincent Bolloré (19,6%) dans Pathé pour 2,59 milliards de dollars, avec l’échange de trois actions Vivendi pour deux actions Pathé. Cette opération a permis de freiner l’avancée de TF1 et a fait monter à 28,55% les participations de Vivendi et Canal+ dans Pathé. Elle confirme ainsi le désir de se développer dans l’industrie cinématographique et donc la nouvelle orientation de l’entreprise. Autre fait d’arme de « J2M », la fusion avec Seagram, maison-mère d’Universal en 2000, à une époque où le secteur des médias est marqué par l’explosion de la bulle internet, et la fusion entre Time Warner et AOL (qui s’avèrera être la pire transaction de la décennie, les entreprises ne valant plus que 10% de leur valeur 10 ans après la fusion). Ce rachat est une nouvelle fois réalisé sans débourser de cash, mais par un échange d’actions. Vivendi, rebaptisé Vivendi Universal, devient alors le deuxième groupe de divertissement de la planète avec un chiffre d’affaires de 65 milliards de dollars, et conforte sa place dans le monde du cinéma, mais également dans celui de la musique. La priorité est donc accordée à la production même de contenus, et non à leur simple diffusion. A l’heure de l’avènement du numérique, on assiste à la convergence du « contenant », moyens de communication, et du « contenu », comme se plaisent à dire les dirigeants de l’époque.
Cependant, toutes ces opérations ont un coût considérable (rien que 37 milliards d’euros pour Universal), financé par des cessions et de la dette. En 2002, Jean-Marie Messier annonce que le déficit du groupe s’élève à 13,4 milliards d’euros, un record pour une entreprise française. A cela s’ajoutent les révélations du journal Le Monde indiquant que Vivendi Universal a fait appel au cabinet d’audit Andersen, démantelé en 2002, afin de dissimuler dans les écritures comptables la cession de 400 millions d’actions de British Sky Broadcasting, opérateur télévisuel contrôlé par Robert Murdoch. La manipulation consistait à étaler le goodwill (différence entre la valeur comptable de l’entreprise et sa juste valeur) sur plusieurs années. Cette accumulation plonge le groupe dans une profonde crise, précipitée par la dégradation des notations financières : il voit le cours de son action plonger de 120€ en 2000 à 8€ en 2002. Jean-Marie Messier est poussé à la démission et est remplacé par Jean-René Fourtou qui mène alors une politique de cessions d’actifs pour assurer le redressement de l’entreprise.
Les sociétés Vivendi Universal Publishing, Vivendi Universal Entertainment et Vivendi Universal Net (héritage de l’ère Messier et de la bulle internet) sont cédées. Fort de ces ventes, le groupe, qui retrouve le nom de Vivendi en 2006, décide de se renforcer en procédant à de nouveaux rachats dans les secteurs des télécommunications, de la télévision, la musique et les jeux vidéo. Vivendi Games fusionne avec Activision en 2007 : le groupe devient le leader mondial des jeux vidéo. En 2011 Vivendi prend le contrôle total de SFR en rachetant 44% des actions de l’entreprise à Vodafone pour 8 milliards d’euros et achète EMI Music – entre autres éditrice des Beatles et de Coldplay – pour 1,2 milliards de livres. En 2012, Jean-Bernard Levy, président du directoire, est pressé par Jean-René Fourtou de choisir entre les télécoms et les médias. Vincent Bolloré, premier actionnaire du groupe, déplore alors la faible croissance du secteur des télécoms et remarque que les groupes de médias sont mieux valorisés en bourse. En effet, les entreprises médias sont valorisées près de 10 fois leur valeur EBITDA (Earnings Before Interests Taxes Depreciation and Amortization) contre 7 ou 8 fois dans les télécoms. L’influence de l’industriel breton se fait ressentir et Jean-René Fourtou procède à ce recentrage sur les médias en vendant SFR à Altice (le groupe télécoms de Patrick Drahi) pour 13,5 milliards d’euros. Après paiement des dividendes et apurement de la dette, il reste alors 6 milliards d’euros à Vivendi de cash, permettant la relance des investissements du groupe dans le secteur des médias. Ce choix s’inscrit dans une logique plus large observée sur les marchés financiers depuis quelques années, celle de “recentrage sur le cœur de métier” avec le délaissement des activités dites “non stratégiques”. Les résultats de cette stratégie sont globalement positifs puisque le groupe, grâce à ces cessions, a pu fortement réduire sa dette : son ratio Dette/Equity passant de 0,64 en 2011, à 0,09 en 2014. Si les cessions ont amputé le chiffre d’affaires, passant de 28,9 milliards en 2012 à 10 milliards en 2014, elles ont permis d’améliorer le résultat net qui, lui, bondit de 1,697 milliard en 2013 à 4,744 en 2014.
Lire aussi : Zoom sur Jean-Marie Messier, l’ancienne gloire du CAC40 devenu banquier d’affaires reconnu
Vivendi sous l’ère Bolloré – des résultats mitigés
La mission de Vincent Bolloré en arrivant à la tête de Vivendi était de « transformer cette holding financière en groupe industriel
intégré dans les contenus ». Son objectif était d’augmenter la valorisation boursière du groupe, en abandonnant des intérêts minoritaires entraînant souvent une décote sur les marchés, appelée “décote de holding”.
C’est ce que réalise dans un premier temps l’industriel breton avec la vente de Global Village Telecom (GVT), le “free brésilien », à Telefonica pour 7,2 milliards d’euros, et la cession des 20% de SFR au groupe Altice pour 3,9 milliards d’euros. Cependant, les appétits de Vincent Bolloré ressurgissent et relancent la politique de croissance externe avec des prises de participations minoritaires dans de nombreuses entreprises. Depuis le début de sa carrière dans les années 80, la méthode de Vincent Bolloré a longtemps consisté à prendre des participations dans des entreprises sous-évaluées, puis de réaliser des plus-values en les revendant quelues années plus tard. Pour preuve, la revente de ses parts de Bouygues Telecom à François Pinault, lui générant une plus-value de 240 millions d’euros.
Dans le secteur des télécoms, Vivendi monte à 24,7% du capital de Telecom Italia, soit légèrement en dessous du seuil de 25% qui obligerait le groupe à lancer une OPA. Dans les jeux vidéo, Vivendi entre au capital de Gameloft et Ubisoft à hauteur respectivement de 10,2% et 10,39% en octobre 2015, et cède l’intégralité de ses titres d’Activison en janvier 2016. Ces prises de participations minoritaires sont susceptibles d’entraîner une hausse de la décote de la holding de Vivendi, selon les analystes d’Oddo, qui jugeaient aussi ces rachats « stratégiquement surprenants », car Vivendi s’intéressait à nouveau à des secteurs qui avaient été délaissés (télécoms, jeux vidéo…). Maxence Dhoury, analyste financier à Portzamparc (groupe BNP Paribas), spécialiste des loisirs, se dit dubitatif à propos de la stratégie de Vivendi dans le secteur des jeux vidéo car celle-ci pourrait “détruire de la valeur” en entraînant le départ de nombreux patrons et autres créatifs. Finalement, dans le secteur de la télévision, Vivendi a connu d’importants revers, notamment depuis que Vincent Bolloré est devenu Président du Conseil de surveillance de Canal+. Celui qui a essayé d’insuffler un vent nouveau dans la chaîne, avec notamment le remaniement du Grand Journal, ou encore le changement de créneau des Guignols de l’Info, a vite déchanté. La chaîne cryptée a ainsi perdu 405 000 abonnés en 2015 et en perd aujourd’hui 2000 par jour. Les départs en cascade de journalistes vedettes (Yann Barthes, Grégoire Margotton, ou encore Ali Badou), les chutes d’audiences (divisées par deux sur l’année pour le Grand Journal), ainsi que les grèves à répétition, notamment à I-Télé, sont autant de symboles des difficultés rencontrées par la filiale de Vivendi qui cumule aujourd’hui un milliard d’euros de dettes. Ces difficultés ne sont pas prêtes de s’achever. Jérome Bodin, analyste média chez Natixis prédisait fin 2015 « une accélération de la baisse du nombre d’abonnés à Canal+ en France métropolitaine d’ici à 2017 ». Pour pallier ces difficultés, Vincent Bolloré entend une nouvelle fois recourir à une stratégie de croissance externe. En témoigne la tentative, néanmoins avortée du fait du CSA, de rachat de la chaîne qatarie beIN sports pour 400 millions d’euros, comme le développement de la chaîne en Afrique aujourd’hui. Dans le secteur télévisuel toujours, Vivendi s’est associé à Mediaset afin de contrer le géant Netflix. 3,5% du capital du groupe français a été échangé contre 3,5% du capital de l’entreprise dirigé par Silvio Berlusconi et 100% du capital de la société de télévision payante Mediaset Prenium.
La force du groupe Vivendi résiderait ainsi dans sa capacité à réaliser des pivots stratégiques et à se recentrer sur les activités les plus porteuses par une politique de croissance externe
Il semble qu’aujourd’hui, l’entreprise soit à nouveau dans une phase de transition, les récentes décisions n’ayant pas encore porté leurs fruits, notamment dans le secteur télévisuel. Ces incertitudes expliquent en partie la chute de 2,2% du cours de bourse du groupe depuis l’arrivée de Vincent Bolloré à sa tête en juin 2014. La capacité de résilience du groupe, qui était il y a quinze ans à peine l’entreprise la plus endettée de France, doit nous amener à rester optimistes pour les prochaines années. Sur 27 analystes interrogés par le Financial Times aujourd’hui, 25 recommandent de maintenir les positions sur Vivendi, voire d’acheter, ce qui est un indicateur de bonne santé. Comme le fait remarquer un proche de Vincent Bolloré à son propos « Il ne s’intéresse pas au court terme, mais seulement au moyen terme ». « Son génie réside dans la spéculation financière et la prise de contrôle, pas dans la gestion opérationnelle », rajoute un autre. La patience semble donc être de mise pour enfin voir la magie de la “méthode Bolloré” opérer.
Théo Galula, étudiant à HEC et contributeur du blog AlumnEye
Articles associés
21 avril, 2017
Orange – Bouygues : le récit d’un échec
30 décembre, 2015